marie dubosq

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Poste par marie le 16 - jan - 2011

l’île de la soie, histoire du Cambodge

JE M’APPELLE SHARAN, j’ai douze ans, je suis née à Phnom Penh, la capitale du Cambodge, et j’y habite avec mon petit frère Noun qui a trois ans.

Notre maison est située dans le quartier nord de la ville, tout près du fleuve Bassac. Nous dormons et faisons à manger dans une seule pièce, sous les toits de l’Anchor Key, un grand hôtel dont le propriétaire est très gentil. La chambre est vaste et nous pouvons utiliser le robinet sur la terrasse. J’aime regarder la ville depuis tout là-haut, le vieux marché sur la gauche, l’esplanade en face, et à droite, le fleuve.

J’ai beaucoup d’amis ici, des enfants comme moi, et aussi des gens de partout qui viennent travailler sur les marchés et dans les restaurants. Dès qu’ils le peuvent, ils me donnent de la viande ou du riz. Je suis alors très heureuse de rentrer à la maison avec Noun qui dort dans son krama, un grand foulard noué à mon cou, et de préparer le repas. Je fais bouillir de l’eau, je regarde pendant longtemps les os et la viande cuire. Quand Noun se réveille il sent la bonne odeur de bouillon et cela le rend joyeux. J’allume les bougies et nous nous asseyons par terre. Après avoir mangé, nous prions devant le petit Bouddha, celui que m’avait donné maman. Parfois des farangs, des étrangers venus de loin, nous donnent des choses dont ils ne veulent plus, des cacahouètes, du riz, ou du pain. Ils vivent dans les beaux hôtels de mon quartier, et vont dîner dans des restaurants aux noms étranges : « La Croisette », « Le Rendez-vous », « Le Mickey Bar ». Mais il arrive que le riz ne sente pas bon, alors je le refuse. Ils ne comprennent pas pourquoi.  Ils me demandent de partir.

Je peux rester des heures debout, à attendre les bonnes occasions d’obtenir de la nourriture. Que ce soit au vieux marché tout près, ou au marché russe plus au sud. Là-bas, il y a beaucoup d’étrangers, car on peut y acheter tout un tas de tissus, de sacs, de babioles pour très peu d’argent. Je marche beaucoup dans la ville, je connais tous les endroits. Près du lac au nord, habitent les pêcheurs, et j’y traîne souvent le matin. Je vais également au grand marché central ou je vends des livres photocopiés aux touristes. Je travaille parfois ainsi pour la grosse Youni. J’aime bien ce marché, avec son dôme immense en verre et les bijoux exposés par les Chinois. Mais j’y vais moins souvent qu’avant car il y a de plus en plus d’enfants comme moi qui se sont mis à vendre des livres, et la concurrence est rude !

Il y a une semaine, j’ai aidé des farangs qui s’étaient perdus du côté de SavannahPhum, il faut dire que Phnom Penh est une très grande ville, la plus grande du Cambodge, paraît-il. Ils m’ont demandé si je connaissais Koh Dach, l’Ile de la Soie, car ils désiraient s’y rendre.

Je ne suis jamais allée sur l’Ile de la Soie, mais j’en ai entendu parler. Tous les matins au marché russe, vont et viennent les faiseurs de châles, de krama, de sarongs qu’ils ont fabriqués là-bas. Dans la journée ils les vendent, et repartent le soir. Bin’ a mon âge, c’est mon ami, et il habite sur l’île. Normalement, il vient le matin au marché avec sa grande sœur qui est connue pour être une très bonne tisseuse. Il me parle beaucoup de Koh Dach, il dit que c’est un endroit magique et très beau, que les esprits qui la peuplent sont tous bons et bienveillants, qu’il y a une plage tout au bout avec des petites maisons en bois. On peut se baigner, le Mékong est ici plus propre qu’en ville, et on peut jouer partout sans craindre de se faire renverser par les motos. Il dit aussi que tous les enfants vont à l’école et qu’ils sont heureux.

On y donne des grandes fêtes, on allume des feux partout, on fait cuire des poissons chats délicieux. La maman de Bin’ prépare des fritures de seiches et de calmars. Elle régale sa famille ainsi que tous les voisins.

Bin’ m’a dit qu’aucun enfant de l’île ne pleurait parce qu’il avait faim.

Il m’a promis qu’un jour, bientôt, j’irai avec lui sur l’Ile de la Soie, que Noun y passera une délicieuse journée à jouer avec les autres enfants et à manger des beignets de banane et de riz gluant. Mais depuis cinq jours, je n’ai pas vu Bin’. J’ai demandé à sa grande sœur Li pourquoi il ne venait plus avec elle. Elle m’a répondu qu’il était en train de faire un travail un peu spécial qui méritait beaucoup de temps et de patience.

L’embarcadère est à dix kilomètres de Phnom Penh, et il faut une quinzaine de minutes pour traverser le fleuve. Ensuite, l’Ile est assez  petite pour pouvoir s’y promener à pied.

Bien sûr, Bin’ me manque, et puis il y a cette très belle femme que je vois chaque jour, elle cherche quelque chose au marché, et elle se désespère de ne pas trouver…

Je la vois passer de boutique en boutique, elle pose toujours la même question, et toujours, en retour, elle obtient la même réponse… Elle dit qu’il lui reste très peu de temps pour trouver. Chaque matin elle a l’air plus triste que la veille. Plus triste et plus résignée aussi.

Je pense qu’il n’y a que Bin’ qui puisse l’aider.

C’est pourquoi, aujourd’hui mardi, j’ai décidé d’aller sur Koh Dach, l’île de la soie.

Je marche le long de la route, Noun a les yeux grands ouverts. Je l’ai habillé chaudement pour qu’il n’ait pas froid pendant la traversée en bateau. A côté de nous, beaucoup de voitures et de motos nous frôlent. Une charrette conduite par une vache nous dépasse lentement.

Il est tôt, je guette le passage en sens inverse pour voir si Bin’ n’aurait pas décidé de revenir en ville ce matin. Le conducteur de la charrette me demande assez brusquement si je cherche quelque chose, ou si je suis perdue. Je m’arrête de marcher, car le bruit de la circulation m’empêche de me faire entendre, et puis je n’aime pas que l’on me parle avec tant d’impatience.

« Je sais très bien où nous allons mon petit frère et moi » lui dis-je.

« Par là il n’y a pas beaucoup d’endroits où une petite fille puisse aller. A part peut-être Koh Dach… » me répond-il sur le même ton d’adulte, amusé et taquin.

« Montez dans ma charrette, toi et ton petit frère. Je vais à Koh Dach, moi aussi. » ajoute t-il.

Je le regarde un long moment. On m’a raconté tellement de choses sur les disparitions des enfants à Phnom Penh et dans tout le reste du pays ! La grosse Youni m’a parlé de l’époque où les Khmers Rouges emmenaient les enfants dans leur voiture : ils voulaient les enrôler dans leur armée. Ils les envoyaient dans des camps très loin dans la forêt pour répéter toute la journée les mêmes phrases. Après, les enfants devenaient eux-aussi des assassins.

Alors, je préfère continuer mon chemin.

L’Homme qui conduit la charrette n’est pas très loin de nous. Bientôt il se met à chanter. Au bout d’un moment, je me retourne et je le vois qui m’adresse un grand sourire, un gentil sourire.

« Ecoute petite fille, je vais devoir aller un peu plus vite que ça maintenant. Tu vas finir par me mettre en retard avec tous tes caprices ! Alors soit tu montes et nous accélérons un peu, soit je te laisse ici et tu as toutes les chances d’arriver pour la nuit à Koh Dach ! »

Je me dis qu’au pire, si je vois qu’il prépare un mauvais coup, je saute en marche…

Nous arrivons vite à l’embarcadère. Le conducteur nous aide à descendre, et pendant qu’il discute avec d’autres passagers, je parle avec la vache qui conduisait la charette. Elle est bien belle ! Toute blanche, très maigre et très grande, ses oreilles sont roses et sa truffe est noire. Elle croque un mords rouge et décoré, elle me regarde avec des yeux tristes et n’a de cesse de remuer la queue pour me répondre.

Je lui demande :

« Tu connais sûrement Bin’, c’est un petit garçon qui n’arrête pas de courir… Sa maman fait des beignets de banane et de riz gluant, il a une grande sœur qui travaille sur le marché à Phnom Penh… »

« Pour sûr que je le connais, Bin’ ! me répond-elle. C’est lui qui m’emmène me baigner quand il fait trop chaud ! » La vache se frappe les flancs avec la queue quand je lui demande où je peux trouver mon ami.

« Il traîne souvent du côté du temple avec deux copains. Sinon, je sais qu’il habite une maison où il y a souvent du monde car son père est le seul de l’Ile qui possède un poste de radio! »

Elle est gentille cette vache. Je la remercie beaucoup, elle me fait un signe de tête avant de se remettre à ruminer le nez au vent.

Nous embarquons sur le bateau maintenant. C’est un bac capable de transporter aussi bien les voitures que les vaches, les mobylettes, les moines ou les enfants. Tout au bout, abritée par un auvent, une femme assise en tailleur sur une table vend des pignons de pin, des bouteilles d’eau, et des feuilles de banane remplies de riz. Tout le monde va la voir, cela forme une grappe autour d’elle. Je m’étonne car la traversée n’est vraiment pas longue. Je peux voir la terre à quelques dizaines de mètres, et cependant, cela n’empêche pas les gens d’acheter des choses. Près de l’embarcadère de Koh Dach, des enfants se baignent, une femme est accroupie dans l’eau et frotte son linge. Un peu plus loin sur la droite, je vois deux vaches, aussi blanches et osseuses que celle dont je viens de faire la connaissance, qui trempent leurs pattes dans le Mékong. A terre, beaucoup de monde : une dizaine de mobylettes chargées de tissus de soie pliés et empilés sont prêtes à faire la traversée en sens inverse, d’autres charrettes aussi, qui regorgent de sacs de nourriture. Des jeunes femmes bien habillées avec des chaussures à talon attendent, elles vont sûrement travailler dans la capitale. A côté d’elles, trois moines orange et immobiles semblent avoir l’éternité devant eux. Il y a aussi des enfants qui jouent au ballon en osier, ils sont très agiles et la balle ne tombe presque jamais au sol.

Le bateau accoste sur la berge et j’aide ma vache à grimper, car ici la pente est rude, la terre rouge et brillante glisse beaucoup. Une fois en haut, je décide de m’asseoir un peu.

Je regarde les gens embarquer à leur tour sur le bac, et ceux qui viennent d’en descendre s’éloigner par le chemin de gauche. Je me relève, décidée.

Il faut que je trouve Bin’, il faut qu’il m’aide à trouver ce que cherche la jeune femme sur le marché.

Il est encore tôt, mais l’île est agitée. Comme en ville, les enfants sont en tenue d’écolier. Ils portent des pantalons ou des jupes bleu-marine, des chemises blanches. Ceux qui jouent au ballon arrêtent, ils s’engagent avec d’autres sur le chemin de gauche. A quelques mètres derrière, je les suis.

Noun s’est assoupi. C’est drôle comme il paraît plus lourd lorsqu’il dort !

Le chemin est joli, nous passons devant des hautes maisons en bois foncées, toutes plus belles les unes que les autres. Très grandes, elles abritent sous leurs piliers larges et massifs de compliquées machines qui servent à tisser la soie. Des femmes et des hommes, mais aussi des enfants, ont commencé à y travailler. Ils ne parlent pas, mais ils paraissent très concentrés.

Des poules noires et blanches courent en tout sens d’un bord à l’autre du chemin, les vaches allongées nous observent. Il n’y a pas beaucoup de voitures ni de motos, le sentier est sans doute trop accidenté pour pouvoir y circuler facilement.

Les enfants qui marchent devant moi vont bon train, ils parlent avec animation et une grande fille finit par se retourner dans ma direction. De loin, elle me demande :

« Tu n’as pas mis ton uniforme aujourd’hui ? Et puis, d’abord, je ne te connais pas ! Qu’est-ce que tu fais ici ? »

« Je cherche Bin’ » réponds-je en avançant.

Noun, alerté par le son de ma voix, se réveille soudain et se met à pleurer. Tous les enfants sont maintenant arrêtés.

« Bin’ ? Le Petit Bin’ ? »

« C’est vrai il n’est pas très grand… Je sais qu’il habite une grande maison, qu’il va souvent jouer près du temple, que son papa a un poste de radio et que sa maman cuisine très bien les beignets de banane et de riz gluant. Je sais aussi qu’il accompagne une vache se baigner dans le Mékong les jours de grande chaleur, et qu’il lui arrive de venir en ville pour aider sa grande sœur qui travaille sur le marché. »

Je ne suis pas mécontente de toutes les informations que j’ai réunies en si peu de temps. Noun semble d’accord avec moi car il s’est arrêté de pleurer et me regarde attentivement.

« Oui, c’est bien du Petit Bin’ dont tu parles, me répond un garçon aux cheveux longs. Le Grand passe son temps à fumer des cigarettes près des pagodes du bout de l’île ! Mais cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas vu, ni a l’école, ni au temple ! »

Nous nous remettons à marcher, mais cette fois-ci, tous ensemble. La grande fille insiste pour porter Noun au moins jusqu’à l’entrée de l’école.

Il fait tellement beau et chaud ! J’entends les oiseaux chanter et faire bouger les feuilles des arbres qui bordent le chemin. D’autres enfants se joignent à nous, tous vêtus de leur tenue d’écolier, et bientôt le groupe en compte plus de vingt. Je suis la seule avec Noun à ne pas porter de jupe bleue ni de chemisier blanc, aussi tout le monde s’intéresse à moi et me pose des questions.

« Je cherche Bin’ car je m’inquiète un peu de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours sur le marché. Et puis j’ai quelque chose de très important à lui demander. Il faut qu’il m’aide. »

Aux interrogations sur Phnom Penh et sur ma vie dans la capitale, je réponds sûre de moi et pas peu fière :

« J’ai beaucoup d’amis là-bas ! Surtout des étrangers. Parfois ils m’invitent, nous discutons et mangeons une soupe de nouilles. Souvent je leur fais visiter la ville, le musée d’histoire, le palais royal ou le marché russe ! Je dois d’ailleurs bientôt aller en Europe pour rendre visite à deux farangs. J’ai hâte de voir Paris, je suis sûre que je pourrai y vivre un peu, y travailler… »

« Oh ! Tu en as de la chance ! Mais que va dire ta maman si tu pars si loin ? »

« Elle me rejoindra un peu plus tard, dis-je, le temps pour moi de nous installer, d’apprendre la langue… »

Je suis dans un rêve, je parle de ma maman comme si elle était encore là. Cette île qui sent si bon me donne envie de rire et même d’aller à l’école avec mes nouveaux amis ! Ici personne ne me connaît, je pourrais avoir une vie « normale », vivre en famille, chez Bin’ par exemple… Noun aurait des habits neufs, j’apprendrais à tisser, à faire des beignets, je pourrais écouter la radio…!

« Bon, nous on entre là, c’est ici qu’est l’école. La maison de Bin’ est un peu plus loin sur la gauche. Tu ne peux pas la manquer, elle est très haute et peinte en rose et rouge ! »

C’est pourtant vrai. Je ne suis pas d’ici. Mais je suis venue pour quelque chose, et coûte que coûte, je dois le trouver ! La grande fille me tend Noun, j’enfile le Krama autour de mes épaules, et je regarde les enfants pénétrer dans la cour de l’école. Il y a des temples et des sculptures de Bouddha et de dragons partout. Il y a aussi des arbres avec des belles fleurs rouges et jaunes. Que cette école est jolie ! Et si grande !

Bientôt je vois une maison peinte en rouge et rose. Mon cœur bat très fort tant je suis contente !

Sous la maison, à l’abri du vent et du soleil, trois grands métiers à tisser. Dans l’un d’eux, des centaines de fils de soie bleue sont tendus. Ils sont très peu espacés les uns des autres, chacun entre dans un trou large comme un chas d’aiguille et vient s’enrouler autour de bobines de bois. Cela forme comme un tapis brillant très fin. Au bout de la machine est assise une dame, les bras écartés et les mains qui tiennent un bâton. Devant, s’active un petit garçon : il passe et repasse une poutre sur les fils.

C’est bien Bin’ ! Le Petit Bin’ comme ils l’appellent, mon ami, qui semble si attentif!

Ils ne m’ont pas vue… Un peu en retrait, je regarde le travail extraordinaire qu’ils font, leurs bras qui répètent les mêmes gestes dans le même ordre.  J’écoute le bruit régulier de la machine…

Bis… Le pied de la dame appuie sur une pédale qui soulève les fils…

Tan-Clac… Bin’ passe sa poutre de bois qui ressemble à un peigne tout le long des fils, et il revient…

Et Pan!… Vient s’abattre le battant dans un grand bruit sec !

Ainsi font-ils, peut-être cent fois à chaque minute, Bis ! Tan-Clac ! Pan ! Sans se dire un mot, tout à leur affaire ! Et du tissu, un beau tissu bleu, comme par magie, sort de la machine.

Je suis hypnotisée par la scène, mais Noun commence à pleurer ! La faim sûrement… Aussitôt la machine arrête son bruit, et Bin’ et sa maman se retournent vers moi. Je ne sais pas si mon ami est très étonné de me voir sur son île, en tout cas, il me sourit. Il essuie la transpiration qui coule de son front. Il ne dit rien, il sourit juste en me regardant.

« Tu la connais, Bin’ ? » demande la dame.

« Oui… » murmure t-il, tout en fixant toujours sur moi son curieux regard.

Sa mère ne dit rien, elle n’a pas l’air très contente de me voir. Elle soupire. Elle marmonne :

« Tu as une heure, Bin’. Pas une minute de plus. Une heure. Tu m’as bien comprise? »

Et maintenant, nous courons Bin’ et moi, nous courons sur le chemin cabossé de l’Ile de la Soie. Je ris car je me sens libre et légère. J’ai confié Noun à la maman de mon ami. Elle l’a pris dans ses bras sans me dire un mot, mais elle a poussé un si gros soupir que j’ai cru que la terre allait se mettre à trembler. Très vite nous arrivons dans un jardin. C’est un endroit merveilleux, l’herbe y est douce et verte. Au fond, il y a le temple, et à côté une maison où pendent les grandes étoles orange des moines. C’est jour de lessive sur Koh Dach.

« J’ai rencontré une jeune femme, Bin’. Depuis plusieurs semaines elle vient au marché. Elle cherche des galons de soie d’argent et d’or pour sa robe. Elle en a absolument besoin. C’est pour son mariage ! »

« Pourquoi ne les fait-elle pas faire ? Elle doit en avoir les moyens, non ? »

« Elle coud sa robe toute seule… Elle veut la même que portait une Impératrice chinoise pour son mariage… Je ne sais pas pourquoi mais ça a l’air très important, vital même ! Aide-la Bin’, elle est si belle, si gentille ! »

Bin’ réfléchit. Il se gratte la tête, et soudain ses petits yeux brillent malicieusement :

« J’ai une idée ! Je ne te garantis rien, mais on va essayer ! Vite, suis-moi ! »

J’applaudis en riant, et d’un bond je me retrouve debout. Cette fois-ci, nous ne courons pas, mais nous marchons très vite, si vite que lorsque nous parlons nous avons du mal à reprendre notre souffle. Mais c’est aussi l’excitation qui nous fait haleter comme ça. J’interroge mon ami :

« Pourquoi tu n’es pas à l’école ? Et ta maman, elle n’a pas l’air commode en fait ! Tu travailles beaucoup, dis ? Et pourquoi tu ne viens plus au marché ? »

C’est sûr que toutes ces questions d’un coup, ça fait beaucoup pour le pauvre Bin’! Il arrête de marcher, alors que moi je continue… Mais je ne sens plus sa présence à mes cotés, aussi je me retourne et je le vois planté au milieu du chemin.

« J’ai fêté mes douze ans la semaine dernière. Ma mère a décidé que j’étais assez grand pour tisser tous les jours à la maison. Elle ne veut plus que j’aille à l’école, elle ne veut plus que j’aille au marché. Elle dit qu’il y a trop de travail. En plus, on a une grosse commande de nappes pour le mois prochain. »

« Et, tu ne dis rien… ? »

« Que veux-tu que je dise ? »

Il se tait.

« Euh… je demande, et les beignets de banane et de riz gluant ? »

« C’est une fois par an. Elle les prépare et les donne au chef du village pour ses enfants, tu comprends ? »

C’est à mon tour de me taire.

« Tu comprends ? » répète t-il.

Il me regarde, et bientôt un nouveau sourire vient éclairer ses yeux.

« Mais chut ! Dépêchons-nous, je n’ai pas beaucoup de temps! »

Nous grimpons les marches d’une maison plus petite que les autres. Sous les pilotis il n’y a pas de métier à tisser. La maison est un peu à l’écart du reste du village, des volets de bois ferment les fenêtres. Doucement Bin’ ouvre la porte. La pièce est sombre, mais je peux voir quand même tous les rouleaux de fils de soie amoncelés dans un coin. Blancs, jaunes, rouges, verts, pourpres, de toutes les couleurs ! Ils ne sont pas très grands, plus petits que ceux qui se dévidaient tout à l’heure sous les doigts de mon ami, mais le fil brille et semble fin et soyeux. Dans un coin, une douzaine de métiers à tisser sont alignés. Des petites machines avec des petites bobines, des petits battants de bois, des petits « peignes », et une toute petite pédale. Je m’étonne :

« C’est une maison pour les nains, Bin’ ? Comme c’est joli ! Comme ces métiers sont délicats, on dirait des jouets ! Et la soie, il y en a tant ! Et elle est si… si… »

« Extraordinaire, non ? » dit une voix derrière moi.

Je regarde la vieille femme qui est assise par terre, près des bobines. Je ne l’avais pas vue. Elle sourit.

« Bonjour Bin’ ! Bonjour charmante jeune fille ! Que me vaut votre visite ? »

Bin’ a tôt fait de lui expliquer que nous avons besoin de deux mètres de galon de fil d’or et d’argent, deux mètres de tissu de soie rare et travaillé pour coudre une robe de mariée. Il lui dit que c’est urgent.

Alors, lentement, la toute petite dame se lève et dirige sa toute petite main vers une toute petite armoire. Mais la main reste suspendue dans l’air.

« Pour qui est ce ruban ? » demande t-elle.

« C’est pour une dame très belle, lui dis-je. Elle m’a dit que si elle n’avait pas ce ruban, elle ne pourrait pas se marier. Elle dit aussi qu’elle doit épouser un prince venu de loin, qu’elle l’aime très fort, et qu’elle est au désespoir. Elle a cherché dans tout le pays, et même ailleurs. »

« Tu connais le nom de cette femme? »

« Je crois qu’elle vient de Chine… »

« Ne s’appellerait-elle pas Si Ling Chi, par hasard ? »

Je sursaute :

« C’est ça ! Elle s’appelle comme vous dites ! Mais comment… »

« Enfin ! »

La vieille dame a des larmes qui lui coulent le long des joues. Pourtant, elle sourit toujours.

« Cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment-là ! »

Alors, elle ouvre la petite armoire de bois et en retire une pochette toute de soie faite. Elle s’approche de nous, munie de son trésor.

« Asseyez-vous les enfants. Je vais vous raconter une histoire… »

La voix de la vieille dame est étonnamment claire et posée. Elle transperce l’obscurité de la pièce et vient se poser dans le creux de nos oreilles. Comme un souffle,  comme une nouvelle lumière.

« Je vais vous raconter la véritable histoire de la soie. »

Et elle commence :

« Il y a longtemps, très longtemps, peut-être cinq mille ans, était assise sous un arbre une si belle jeune femme que les fleurs, sous l’effet de son regard, se mettaient à fleurir, même en hiver. Tout ce qu’elle touchait, tout ce qu’elle regardait, rajeunissait ou trouvait une seconde vie. L’arbre sous lequel elle se reposait et avait pour habitude de boire son thé, grandissait quelque part loin d’ici, dans une très ancienne province chinoise. Un jour, presque assoupie, elle rêvait à son beau prince, le futur Empereur de Chine. Aussitôt l’avait-elle vu qu’elle en était tombée amoureuse. Et lui, ému par tant de beauté, s’était empressé de lui demander sa main. Il avait craint qu’une telle perle ne lui fût enlevée par un autre prince. C’est ainsi, sous son arbre, alors qu’elle imaginait, pensive, la robe qu’elle porterait le jour de la célébration de leur union, qu’une petite boule de fourrure douce et presque transparente vint s’échoir sur son épaule. Surprise, elle s’en saisit et commença à dérouler la jolie pelote. Un long fil se forma, soyeux et brillant. Un fil que personne n’avait jamais vu. Certaine qu’il s’agissait là d’un signe, elle voulut utiliser sa trouvaille. Le jour de son mariage avec l’empereur Huang Ti, l’Impératrice porta la plus belle robe que l’on ait jamais dessinée, cousue de ce fil rare et précieux, entremêlé d’or et d’argent… Le fil de soie. »

Nous écoutons cette vieille dame nous conter la légende de la soie. Je me représente l’Impératrice assise sous son arbre, une ombrelle à la main pour la préserver du soleil. J’imagine sa surprise lorsque la pelote de soie tombe près d’elle. Je vois la robe merveilleuse qu’elle porte le jour de son mariage…

La petite main de la dame ouvre la pochette de soie. Doucement elle déplie devant nos yeux une bande de tissu incroyablement ancien, mais si bien préservé que le moindre fil d’argent s’entremêle parfaitement aux fils d’or !

« Je ne sais pas si la jeune femme qui cherche ceci est aussi belle que l’Impératrice de Chine. Mais en tout cas, je vous le confie. Je veux croire qu’elle saura l’utiliser… »

Et en chuchotant, elle ajoute :

« L’Impératrice s’appelait Si Ling Chi… »

Bin’ et moi nous sommes remis à courir. Arrivé chez lui et pour expliquer son retard, il raconte à sa mère que nous sommes allés voir la vieille tisseuse pour qu’elle me montre ses métiers. Des machines différentes pour un travail différent… Elle râle un peu, mais je sens qu’elle me redonne Noun à contre-coeur. Un peu plus tard mon ami peut s’échapper pour me raccompagner à l’embarcadère. Noun a mangé, il dort dans son krama suspendu à mon cou. Nous quittons Koh Dach à la nuit tombée.

Dans notre chambre, le soir, je me remémore la journée que nous venons de passer. Je pense à l’île de la soie, à Bin’, à ma rencontre avec cette vieille tisseuse, je me dis que les légendes sont souvent plus belles que la réalité, mais qu’heureusement, elles existeront toujours…

FIN

Categories: histoires courtes

One Response so far.

  1. odette milhau dit :

    encore un joli conte bien écrit et agréable à lire