marie dubosq

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Poste par marie le 15 - jan - 2011

alea jacta est (ligne 6)

C’est incroyable, personne n’est debout dans ce métro, chacun a trouvé une place, et aucun siège n’est libre pour autant. Cette famille de quatre s’emboîte parfaitement dans l’espace qui lui a été alloué, les couples strapontinent côte à côte, les usagers solitaires lisent ou écoutent de la musique solitairement. Et moi, je m’assieds là où la vacuité m’attire, en face de ce type. Mon sac est lourd, je vais devoir le trimballer toute la journée. Je le pose sur mes genoux et je me masse l’épaule gauche tout en regardant les mains de mon vis-à-vis. Elles tressautent parce que sa jambe tremble sans discontinuer. Un téléphone portable s’agite au même rythme, dans sa main droite, et son pouce frôle curieusement une touche. La famille de quatre assise à côté est studieuse. Le père lit un guide de Paris, la couverture montre une tour Eiffel, Paris est écrit en russe. La mère, blonde, a le nez collé sur un plan de métro. La fille et le garçon ne bougent pas et ne font rien de particulier. Tiens, la petite me regarde, je lui souris, elle ne bronche pas. Alors le type devant moi a une espèce de soubresaut, et je vois le regard de la gamine attiré par lui. Ses yeux s’écarquillent.

Il a des cheveux d’un noir d’encre coupés très court et une longue barbe épaisse. Il porte une parka, noire également. Je n’aime pas trop le regarder. Ses mains sont rugueuses et massives, son doigt se promène le long des touches de son téléphone jamais bien loin de la touche verte. Je vois même les jointures de ses phalanges blanchies parce qu’il serre l’appareil sans ménagement. Et puis, qu’est-ce qu’il remue les jambes ! Je remarque que sa veste est faite dans un matériau très grossier, une sorte de toile sur laquelle six poches ont été cousues. Verticales, trois à gauche et les trois autres à droite. Elles sont renflées, toutes à l’identique.

Parfois je suis fatiguée d’observer les gens. Il y a des périodes où quand je me déplace, en métro, en bus, je me précipite sur n’importe quel support à lire, ou bien j’écoute de la musique en fermant les yeux. En les gardant ouverts et levés, c’est sûr, il y a des tas de moments où on peut être intrigué ou distrait, mais d’autres comme maintenant, où cela devient pénible. Je n’ai pas trop envie de m’aventurer plus avant dans les détails concernant ce type. Seulement, quand je regarde la gamine russe à gauche, je vois qu’elle n’a toujours pas cillé et qu’elle l’examine obstinément.

C’est vrai, il est flippant. Bon, il a la tremblote, il ne lâche pas son téléphone portable, et puis il y a les poches de sa veste qui semblent pleines de trucs bien carrés, bien rigides. L’homme est un peu tordu sur son siège, ses jambes partent à gauche et sa tête dans l’autre sens, vers la fenêtre. Tiens, il tourne les yeux.

Je ne les aime pas non plus ses yeux. L’iris a comme un problème. Du mal à se stabiliser. Surtout le gauche à vrai dire, il fait un va et vient constant et très rapide de son nez vers l’extérieur, en s’affolant parfois. Tous les quatre ou cinq passages, sa paupière bat de l’aile à une vitesse folle. Cela semble le gêner, mais moins que la gamine russe ou que moi. A part nous deux, personne ne le regarde d’ailleurs, on est seules dans la confidence. Lui est tout remuant, peut-être paniqué, et nous, immobiles, on ne peut que constater son comportement pour le moins inquiétant. C’est fou ce qui me traverse l’esprit maintenant. J’éloigne cette pensée, je lui tourne le dos, je refuse que mon cerveau se laisse envahir par de telles inepties.

Ce type est un terroriste en puissance. Ses vêtements sont truffés d’explosifs, il va tout faire péter. Il n’a qu’à appuyer sur une touche de son téléphone, la verte, et boum.

On est beaucoup, n’est-ce pas, à avoir envisagé de mourir comme ça. A Londres, à Paris, A New York. Par hasard, à force de bourlinguer, tombé au mauvais moment. Boum. L’acte insensé d’un inconnu nous foudroie. Boum. Pendant des mois on n’y pense plus mais quand même, on sait que c’est possible.

On a passé Bastille, on se dirige vers République, encore trois stations. Jusque-là tout va bien comme disait l’autre, mais à République, boum. Il n’y a plus vraiment de connections dans mon crâne. Dans la tête de ce type, il semble qu’il n’y en ait plus non plus. Je me mets à sa place, j’envisage sa peur, je mesure son courage, je me dis que je suis suffisamment instruite et psychologue pour analyser son processus d’autodestruction. Il me faudrait juste une soirée devant moi, avec des amis, pour en parler. Or, j’ai trois stations, environ cinq minutes. Putain, moi qui ai l’habitude de disserter pendant des heures sur des sujets bien plus minuscules avant d’opter pour un parti pris plutôt qu’un autre, ça va faire court.

Concrètement : ma jeune voisine est la seule à savoir. Le problème est qu’elle ne parle pas français et qu’elle ne connaît pas Paris. Elle ne sait pas que c’est à République qu’elle va mourir. Elle pense que ça peut arriver à partir de maintenant. Je voudrais bien la rassurer, mais j’ai autre chose à penser. Ma vie, mon propre courage, ma raison. Très vite j’écarte la raison, c’est une impasse. J’essaye de faire affluer les images de mon passé, le regard de mon père, la baie d’Halong, mon appartement. Il faudrait que je remette tout dans l’ordre, que j’étiquette les faits selon un classement révélant leur importance, que je détermine si oui ou non ils valent la peine que je les perde, si oui ou non, ma disparition serait en elle-même une grosse perte. Au moins le couple là-bas a cette opportunité de mourir ensemble. On ne dira pas que Machine a péri dans l’attentat du métro laissant derrière elle un jeune fiancé et un avenir prometteur, et que Machin âgé de 20 ans, étudiant brillant ne connaîtra pas le succès qu’il méritait. On dira qu’un couple d’amoureux est mort enlacé. On emploiera le singulier pour parler d’eux. Leur mort sera emblématique et très regrettée. C’est sûr, je peux trouver, en cherchant bien, tout un tas de raisons pour ne pas mourir maintenant, ne serait-ce que l’occasion d’écrire ce papier sur ce jeune couple mort déchiqueté lors d’un ignoble attentat, puisque c’est mon métier, ou encore le dîner très excitant de ce soir avec cet inconnu rencontré dans le métro la semaine dernière. Ou alors, je peux choisir de laisser tomber et de m’unir à l’inexorable. Sacraliser ce moment, me laisser porter par le destin, accepter.

Cette russe est muette, ce n’est pas possible ! Elle pourrait au moins alerter ses proches puisqu’elle a la chance de les avoir près d’elle !

Deux stations. Une vie jusque là passionnante, surprenante, des désirs en veux-tu en voilà, des envies, d’enfants, d’argent, de voyages, je voudrais écrire le plus beau livre du monde, je voudrais nager avec des raies manta et sauter en parachute. Je voudrais mourir à cent vingt ans encore très belle au beau milieu d’une nuit de pleine lune. En Afghanistan si possible.

Deux arrêts et je suis morte. Boum.

Le type s’agite encore. Son œil, son doigt, sa jambe. Je remarque qu’il fait preuve de constance. Il remue les lèvres. Il prie ?

C’est décidé, je débarque. A Fille du Calvaire je sors. Je les laisse tous avec leurs baisers, leur musique, leur bouquin, je me lève et je pars. Je ne dis rien à personne, je continue ma vie, chacun pour soi et vaille que vaille. Ils n’ont qu’à être un tout petit peu plus perspicaces. De toute façon à la question « Qu’est-ce que tu aurais fait toi pendant la guerre ? Collabo ou résistante ? » je n’ai jamais su répondre. Comme quoi, on ne peut pas dire que je ne sois pas honnête. Maintenant on ne peut pas dire que je sois courageuse non plus. Au moins, je le saurai. Et puis, c’est quoi le courage bordel ? L’esprit de sacrifice ? Aimer se ruer sur le danger comme un mort de faim ?

Lève-toi, tu délires. C’est surprenant cette parano. Ca va loin quand même. Sors, et puis tu verras bien. Peut-être que tu en riras, peut-être qu’il te restera dans la bouche comme un arrière goût désagréable. Tu n’en parleras jamais, tu oublieras plus vite. Tu as un peu honte.

Je marche lentement dans les couloirs de la station Fille du Calvaire. Je ne sais plus trop. J’atteins presque la sortie, n’importe laquelle, quand j’entends distinctement la déflagration. Je ne peux pas dire à quoi je pense.

Categories: vibrato

One Response so far.

  1. José Guirao dit :

    Et moi je voudrais nager parmi les scintillements du soleil et lui crier  » je t’aime comme un fou!  » je voudrais lui écrire le plus beau poème d’amour. Mourir le plus tard possible pour la voir s’être transformée définitivement en soleil heureux au centre de la beauté de la vie.