marie dubosq

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Poste par marie le 05 - déc - 2011

la nouvelle

Au sein d’un grand magasin parisien, vu d’un angle omniscient, Dieu voit tout et pourrait en seulement quelques pensées décrire et rapporter plus de nouvelles que cet exercice littéraire périlleux ne pourrait le faire. Au bout du compte, ses observations vous donneraient à lire un roman, et cela fausserait mon travail. De plus, l’amusement que je suis censée y rechercher ne se justifierait plus.


Il y a cette magnifique verrière qui surplombe les cinq étages, échafaudage de marches constitué de milliers de tubes en fer forgé échevelés, courbes majestueuses et lubriques. Tout ici est travaillé, chaque entrelacement de métal est ornementé de dorures, et entre ces merveilles, on s’extasie devant la minutie des fresques rutilantes.


Il y a tous ces employés, cependant moins nombreux qu’avant, qui sont les chevaliers servants des riches visiteurs. Il y a d’autres employés, appartenant à une caste supérieure que l’on peut voir tout aussi souvent que les premiers et qui marquent leur présence par de grandes enjambées. Ils centralisent le réseau des escaliers et des ascenseurs. Ceux-là préfèrent emprunter les escaliers mécaniques, sans doute à cause de leur emplacement essentiel. Ainsi, ils montent et descendent le long de l’épine dorsale du bâtiment. Parfois, ces employés dominants se plaisent à effleurer quelque petit nerf déjà bien fragile, ce qui conduit souvent et malheureusement à des lésions irréversibles. Nous reconnaissons facilement ces grands marcheurs, ils ne sont jamais statiques, contrairement aux autres plus compartimentés. Nous les reconnaissons aussi au fait qu’ils arborent un insigne nettement plus brillant, leur nom est gravé en lettres d’or.


Et puis, il y a aussi tous ceux que l’on ne voit pas, ceux que l’on soupçonne seulement, ceux des bas-fonds, la tête dans les chiffres, les mains dans les coffres.


Tout en haut, au centre du dôme de verre et bien au-delà des cinq étages de la colonne, Dieu voit tout et constate que la fourmilière est parfois atteinte de petits hoquets inhabituels. Une piqûre, inoculée par une reine au nom gravé en lettres d’or, a poussé les troupes à s’éparpiller dans un désordre insolite.


Car la nouvelle va vite.


Quelqu’un a mal fait son travail. Un autre s’est absenté alors qu’on a besoin de lui.


Dieu ne s’attarde pas sur ce genre de petits détails, il jouit d’une vue magistrale. Il se régale en caressant des yeux les teintes mordorées des tissus tendus le long des parois, comme un deuxième derme protecteur, il savoure l’harmonie que forment les guirlandes de lumières, tantôt rouges et sombres, tantôt claires et transparentes. Il observe, du bord du gouffre, le puissant magma qui chaque matin se soulève vers lui en un mouvement inouï.


Au sein d’un grand magasin parisien, et c’est bien connu, on trouve tout ce que l’on veut, et l’on peut voir aussi une ruche et ses habitants prisonniers du corps encombrant d’un géant abîmé. Et puis si on lève la tête, on peut voir Dieu tout en haut, avec son viseur, il scrute. Soudain, il zoome sur un individu bien précis.


L’insigne de celui-ci ne brille pas beaucoup, alors pour mieux le différencier et en faire une cible encore plus distincte, pour les visiteurs perdus, il est affublé d’un drôle de collier rose qui stigmatise les couleurs du magasin. C’est un homme avec une tête toute ronde et un ventre très rebondi. Cet homme croise ses mains derrière son dos, il attend, debout, au milieu d’une allée quelconque. Il est encadré par des cartes postales et un fourbi de disques. Il attend, et cela doit lui être extrêmement pénible, une chaleur étouffante règne ici. D’ailleurs il transpire beaucoup, sa chemise bleue tendue comme une toile, est marquée d’auréoles. Quant à son visage, il suinte de façon inquiétante. Pour ne rien arranger, il porte d’épaisses lunettes.


Cet homme est bien connu du petit cercle de ses congénères, cela fait maintenant plus de vingt ans qu’il se tient là, collier rose autour du cou, qu’il ne cherche pas à masquer son inconfort. De temps à autre, quelqu’un, un visiteur, lui demande où se trouvent les toilettes. Lui, répond: « au fond, à gauche, dans l’angle opposé. » Quand il ne regarde pas le sol ou ses pieds, il dirige sa main vers un étal, il aligne alors une pile d’agendas.


Dieu utilise le maximum des capacités de son oeil, il se rapproche si bien de son visage, qu’il plonge impudiquement dans la profondeur de cet homme. Il lit un trouble inextinguible, le Grand Vide de la folie. Il lit ce que les autres aussi peuvent lire.


Mais Dieu voit tout et sait tout. Aussi, contrairement aux autres, il ne rit pas.


Il y a quelques temps de cela, grâce à cet homme posté au rayon musique-image, la ruche a connu un moment rare de cohésion interne.


La nouvelle s’est alors emballée.


Le gros porc du cinquième s’est chié dessus !


Cette expression, choquante, dénote la vulgarité, le dénigrement aussi. Ce sont les plus jeunes qui ont parlé ainsi, les plus jeunes et aussi ceux des sous – sol. Ceux que le mot « chié » ont heurté, ont préféré colporter l’évènement en disant:


Il paraît que le type du cinquième s’est fait dessus!


Certains l’ont crié haut et fort, riaient à gorge déployée, se tapaient les mains sur les cuisses, d’autres l’ont murmuré, la main sur la bouche laissant toutefois passer assez d’air pour que le son se faufile jusque dans les entrailles du grand magasin parisien.


Voilà c’est tout. Ce petit fait de rien du tout, le fait qu’un employé ait déféqué dans son pantalon, n’a pas prêté plus à conséquences que cela. Parfois on l’évoque encore, comme pour se rappeler le bon vieux temps. On en parle aussi quand de nouveaux petits viennent rejoindre le cercle des anciens. C’est souvent comme cela que l’on présente ce gros bonhomme du cinquième étage constamment en sueur. On ne le présente pas systématiquement non plus, seulement quand par hasard on le croise au détour d’une allée, on profite alors de l’occasion.


Un jour il y a peu, on a procédé à un remaniement du personnel dans le grand magasin parisien.


La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre.


Nombreux ont été ceux qui ont dû investir de nouveaux postes, dans d’autres secteurs. On a vaguement demandé vers quelle activité on souhaitait se diriger, on a soumis un questionnaire.


Au cinquième étage, personne ne s’est réellement préoccupé du sort de l’homme qui un jour avait eu une faiblesse. Dieu connaît tout de lui, comment il est né, comment il vit, il sait comment il a agencé son appartement, ce qu’il mange. Il peut dire ses joies, évoquer ses goûts, il peut expliquer et dire pourquoi. Quand la nouvelle organisation a été effective, chacun a dû faire en sorte de s’y adapter, et la meilleure façon d’y parvenir, pour celui qui pendant plus de vingt ans avait tenu son poste au cinquième étage du grand magasin parisien, a été de mettre fin à ses jours.


Il n’y a pas eu de roman pour raconter cet événement, personne n’a songé à l’évoquer. Chacun, occupé par son propre sort, a préféré penser à son avenir, à la fermeture prochaine du grand magasin parisien par exemple. La lumière projetée sur cette nouvelle s’est rapidement éteinte, tout comme elle a cessé d’éclairer le grand dôme de verre.


FIN

Categories: histoires courtes

2 Responses so far.

  1. Léa Bizart dit :

    Cette nouvelle me donne l’image d’une loupe que tu aurais placé dans un roman de Zola, ces grands magasins, reflets de la société, ou tu aurais choisi d’en exacerber un aspect afin de pointer l’évolution de la « ruche ».

    J’aime beaucoup.

    Merci !