marie dubosq

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Poste par marie le 19 - juil - 2013

rouge-barre

Cela fait deux ans maintenant que cet homme trafique dans mes murs, qu’il fait et défait ce que ses prédécesseurs avaient mis tant de temps et de patience à recouvrir. Il n’est pas méchant pourtant, ni mal intentionné, et je dois bien avouer que des pires que lui, j’en avais déjà rencontré. Mais il a cette inclination particulière à chercher le rare et l’authentique. Il est tenace aussi, et les gens ont beau lui dire qu’il est vain de déterrer les pierres, les briques et les souvenirs, il n’en fait qu’à sa tête. Depuis deux ans, il me déshabille. En même temps qu’il a ôté de mon derme toutes les couches d’enduit, de papier, de tissu qui me protégeaient, il m’a redonné la vue et les sensations, il a ravivé ma nature, et j’ai pris conscience que des siècles étaient passés à travers moi.

Je suis morte des centaines de fois, et souvent j’ai cru que cette vie était la dernière, à cours de respiration, en manque de lumière, vide et abandonnée, je me suis éteinte à maintes reprises. Mais il s’avère que comme pour les hommes, l’irrémédiable est parfois repoussé par des forces vitales extraordinaires.

1505, des hommes, une armée d’hommes ramènent une à une les pierres de taille et les briques sur le site, ils bâtissent. Rapidement, à force d’enthousiasme et de foi, l’église de Lesquin s’érige en même temps que nait le presbytère. La maison paroissiale est attenante à la haute et imposante construction. En plus des appartements du curé, elle abrite une grande salle qui accueille les pauvres âmes, les riches donateurs, les seigneurs, et les bourgeois du nord. Et puis, jouxtant cette belle pièce où se trament les histoires secrètes, vaste et haute, ornée de bois ciselé et de dorures rutilantes, je suis là. Un de mes murs en rouges-barres touche l’église, mais celle-ci, indifférente, persiste à me tourner le dos. Depuis cinq siècles déjà, et pendant les cinq siècles qui ont suivi, je suis resté un endroit sans nom et sans charme. Pièce mal définie, vague antichambre. Parfois le soir les voix murmurent, et derrière la porte je n’entends plus les mots, les chuchotements indistincts ne me parviennent qu’avec peine. Dans mon cœur, on entrepose des bancs, des tables, des cierges, ou des missels. On amasse plus que dans les autres pièces car on profite de la proximité d’avec la salle principale, les visiteurs ne se gênent pas pour balancer les objets dont ils ne veulent plus. Pendant des années je vois défiler des hommes vêtus de robes et de dentelles, coiffés de perruques, dont les visages sont poudrés ou trop rouges, grimaçants, sans âge. Des odeurs pestilentielles, la pourriture, emplissent mon ventre jusqu’à l’écœurement, jusqu’à ce que le dégout me rende si amère que ma crainte de l’incendie a fini par se muer en vœu mille fois répété, mille fois espéré.

La Révolution, des femmes entrent et se cachent, parfois elles pleurent, et puis sur la paroi où mon cœur bat, on a aligné des fusils et des baïonnettes. Une fois, derrière ces armes un enfant se réfugie, un petit être qui se recroqueville sur mon sein, qui parle à voix haute le langage d’ici, avec ce fort accent d’homme des fermes, incongru dans sa bouche, intolérable. Des semaines il reste, de plus en plus petit, il s’affaisse, de plus en plus inaudible. Un jour il se tait. C’est le curé Bichard qui le découvre, l’enfant est mort de faim.

Le curé Bichard. Je vois son corps se fracasser sur mon flanc et sa tête finir de rouler au sol, il a 82 ans quand ils le décapitent. Il a été l’un des premiers à respecter ma présence, il a aspergé régulièrement d’eau mon sol en pierre bleue de Tournai, révélant par là même ma vieillesse, mon usure et ma beauté.

Après lui je sers encore de pièce fourre-tout, j’entends les hommes depuis la salle à côté dirent de poser tout ça dans le cagibi, qu’on verra plus tard. Certaines de ces choses restent si longtemps que l’incendie de 1830 termine le travail initié par le temps : les sacs qui renferment les cadeaux jamais ouverts, les dons inutiles devenus poussière et rouille se transforment en un clin d’œil, la cendre les confond avec le reste, avec l’église ravagée et le presbytère détruit. Tout devient gravats, cendre et gravats.

Cendre grise comme ma pierre bleue de Tournai.

Le 18 juillet 1830 j’entends le glas sonner et je crois bien que ma dernière heure est pour maintenant. Je me dis qu’après tout, 350 ans de vie sont bien suffisants, surtout pour moi, pauvre pièce sans nom qui n’a servi qu’à garder les défunts, les armes et les denrées perdues. Eternelle oubliée, coincée entre l’église et les appartements des curés, dans laquelle on a baisé, dans laquelle on a fomenté d’odieux complots, et sur laquelle on a craché et on ne s’est pas gêné pour pisser. On m’a utilisée pour tout et pour n’importe quoi, parce que j’étais là, trop petite, jamais baptisée, bâtarde.

On est le 18 juillet 1830 et le bruit est assourdissant. Le clocher de l’église de Lesquin s’effondre. Pendant trois siècles il a dressé sa pointe vers le ciel et quelques secondes suffisent à l’abattre, il se couche sur le toit du presbytère. Il n’est plus ce fier édifice qui domine les campagnes et les champs, dont l’ombre a si longtemps fait peur à la maison voisine, la mienne, au vestibule, aux chambres, aux cuisines, aux arbres du jardin. Le bruit et l’odeur, le feu, les cris, la mort. Il ne reste rien.

Pourtant après l’incendie les hommes tentent de récupérer ce qui peut l’être, mais il faut se résoudre, on doit rebâtir. Les travaux durent quatre années, quatre années durant lesquelles je me crois morte.

Mais les ressources dépassent parfois l’entendement. Ce qu’insufflent la terre et la pluie, l’herbe, la bonne et la mauvaise repousse. Jean le jeune ouvrier qui travaille au déblaiement, arrache les racines, il ratisse. Il met à nu le soubassement, ce qui respire encore : trois rangées de briques rouges et un moellon de pierre blanche, la rouge-barre fondatrice. La première pierre à mon édifice.

A partir de là tout s’organise. Ma verticalité s’érige à nouveau, en même temps que renait l’église de Lesquin.

Tout recommence : la pièce de réception est un peu moins haute et rutilante, l’église un peu plus foncée car la brique est neuve, le curé ressemble au précédent, le suivant lui ressemblera.

Et moi je crève à petit feu, pour les siècles des siècles. Les années m’enchaînent à mon rôle, à mon insignifiante fonction. Parfois je me dis que bon sang, mon utilité n’est pourtant pas à prouver, si je n’étais pas là le surplus encombrerait ailleurs, les cercueils ne seraient plus remisés chez moi en attendant d’être mis sous terre. Mais après tout, que peuvent dire les morts quand ils sont bel et bien morts ? Qu’ont-ils à craindre de la pluie, d’être à la lumière ou non ? Les hommes se foutent de moi et je me fous des morts.

Je dénombre les conflits, je compte les fusils, j’appréhende les cris. Ceux de 1916 m’isolent encore mieux, et je n’entends plus rien. On a changé ma serrure une nouvelle fois et je ne sais qui a gardé la clef. J’étouffe. J’en viens à confondre les guerres avec les festivités, je perçois les explosions mais je n’abrite plus aucune âme poursuivie, plus personne n’entre ou si rarement que je ne sais si je ne rêve pas ces furtives incursions.

Un jour, les choses s’apaisent. Enfin, c’est ce que je crois. J’en viens à penser que les hommes ont changé. De l’autre côté du mur me parviennent des voix d’enfant, des voix joyeuses, des chants d’oiseau, les feuilles bruissent et la porte s’ouvre. Quelqu’un débarrasse, on jette les vielles chaises, les grosses armoires, on nettoie, on peint, on tapisse ma peau qui toujours était restée vierge. Je suis enduite de colle, le papier me protège. Et les couches se succèdent comme les années. Certains parfois dorment là, et je sais à la manière qu’ils ont de s’asseoir sur le petit lit qu’ils n’ont pas l’habitude de l’intérieur, alors ils cherchent la fenêtre, ils l’ouvrent, ils pleurent. Je fais de mon mieux pour que le silence se fasse, j’évite de râler parce que leurs pieds sentent mauvais. J’ai connu tellement pire.

Et puis, depuis deux ans la porte tourne sur ses gonds plus souvent encore. Le nouvel occupant des lieux parait très actif. Il fait de grands gestes, il entrepose des bouteilles de vin sur les étagères, il dit qu’il fait bon ici, qu’il aime la fraîcheur de mon antre, il dit que je suis son petit nid, son joli refuge. Ce curé est grand. Lui aussi a le faciès rose et carré des gens d’ici, il n’est pas vieux, pourtant ses cheveux sont blancs et les rides marquent son visage. Il parle haut et vite, d’ailleurs je ne tarde pas à me rendre compte que sa vie est ainsi, elle va vite. Il reçoit beaucoup, les visiteurs entrent dans la maison paroissiale comme dans un moulin, ils boivent, ils mangent, ils rient. J’entends des machines à l’extérieur, des bruits de moteur, on tracte, on creuse. L’abbé s’est personnellement occupé de mon cas. Par un beau soleil d’été, il a gratté mes murs et les revêtements successifs se sont effacés, laissant ma chair à vif. Dans le bas de la paroi du fond est apparu l’unique témoignage de mon âge : la rouge-barre de mon édification originelle, trois rangées de briques rouges et une de pierre blanche. Il a choisi de laisser intacte cette marque du temps, et pour le reste, ce sont deux couches de peinture blanche qu’il a appliquées. J’ai frémi lorsqu’il a passé le rouleau, j’ai pensé que ces gestes étaient doux, attentionnés, que jamais personne ne m’avait considérée comme le faisait le nouvel abbé de la paroisse de Lesquin.

La porte n’a plus de serrure. L’abbé vient me voir, il passe de longs moments assis sur le fauteuil près de la large fenêtre qu’il a faite poser, il lit ou bien il pense. J’aime le sentir là, il trouve dans ce petit coin qu’il s’est aménagé un apaisement mérité. Le reste du temps il s’emploie, il court, il court sans cesse, que de le voir simplement immobile et détendu, de le voir allumer le petit cigare marron qu’il tire de sa boîte est pour moi un puissant réconfort. Parfois il murmure des mots gentils :

« Il est temps que j’aille faire cette bénédiction Rouge-Barre, mais promis, je reviens bien vite ! » L’abbé m’appelle ainsi, Rouge-Barre, et à chaque fois qu’il prononce ce nom je me demande s’il sait que je l’entends.

Il y a peu, environ un an, un évènement est survenu qui a fait trembler mes murs. Il m’a fallu une nuit pour comprendre ce qui se passait. Les deux hommes, l’abbé et son ami le paroissien sont entrés, ils traînaient avec eux le corps d’un macchabée qui m’avait tout l’air d’être mort au siècle dernier. Sur le coup, je n’ai pas pris conscience de l’énormité de la chose. J’étais tellement habituée à voir passer les cadavres, à les héberger parfois plusieurs nuits consécutives, que celui-ci, aussi décharné et squelettique fut-il, ne m’a pas plus marqué l’esprit qu’un autre. Ils l’ont posé sur le petit lit contre le mur et ils sont ressortis. Quelques minutes plus tard ils sont revenus, ils portaient un deuxième fardeau, un deuxième cadavre. Et peu de temps après, un troisième a rejoint les deux premiers. J’ai attendu, mais ils ne sont pas reparus de la journée. Mes trois nouveaux compagnons, dont il ne restait que les os, étaient vêtus des restes d’uniformes militaires.

Le soir j’ai tendu l’oreille. Le curé et son acolyte discutaient à côté. J’ai fini par comprendre qu’ils avaient déterré les trois hommes dans le jardin du presbytère l’après-midi même et qu’ils s’en trouvaient bien ennuyés. Ils avaient entrepris de faire ce trou, car l’abbé avait acheté un caveau funéraire de six places, hermétique, isotherme, dont il attendait la livraison d’ici à trois jours. Gros buveur, amateur de grands crus, il comptait l’utiliser comme cave à vin. Les deux hommes avaient creusé toute la matinée, et c’est vers 15 heures qu’ils étaient tombés sur les trois vestiges de la guerre de 1914, trois hommes de l’armée canadienne probablement abattus et enterrés à la va-vite dans le jardin du presbytère. Presque un siècle s’était écoulé, les trois corps avaient refait surface, et maintenant ils reposaient sur le sol en pierre bleue de Tournai. Enfin, force est d’avouer que « reposer » n’est pas exactement le terme adéquat. Toute la nuit les trois hommes ont rêvé des choses les plus terribles, de poursuites démentielles à travers champs, dans la neige et le froid, de femmes et d’enfants assassinés, d’explosions et de sang qui giclait. Toutes ces horreurs, ces hurlements, le bruit des balles, les gémissements, m’ont tourmentée sans discontinuer pendant des heures, si bien qu’au matin, n’en pouvant plus, j’ai choisi de faire tomber la statue en marbre de la Vierge. Le vacarme a été tel que l’abbé a surgi. La Vierge s’était brisée nette.

Un peu plus tard, comme les soldats ne cessaient toujours pas et que leur plainte devenait de plus en plus lancinante, j’ai ouvert la fenêtre et le vent a fait s’envoler les papiers que le prêtre avait posés. Les volets ont claqué, l’abbé est revenu. J’ai saisi cette occasion pour faire tinter la cloche suspendue. Le prêtre l’a décrochée et l’a mise sur le guéridon. Je n’ai pas attendu qu’il reparte, à nouveau la cloche, la fenêtre ouverte, et les papiers qui se sont envolés. Je ne sais pas, peut-être est-ce à cause de sa fonction qui lui laisse supposer que les croyances et les certitudes ne sont pas uniquement des croyances et des certitudes, mais plutôt des conséquences d’évènements hors du commun, d’expériences inexpliquées, mais mon curé à ce moment-là a décidé de croire en mon indignation. Il s’est agenouillé sur le peu d’espace inoccupé par les soldats, il souriait, et il a prononcé cette phrase que jamais je ne pourrai oublier :

« Très bien Rouge-Barre, je crois que tu as raison. Il vaut mieux laisser les âmes reposer en paix. Aussi je vais te débarrasser d’elles et tu pourras être tranquille. »

Aussi sec j’ai refermé la fenêtre.

Il vient tous les jours, il s’assoit sur le fauteuil bas, il lit le journal. Par moment je perçois une forme de détresse dans ses pensées, ses lèvres tremblent insensiblement, son visage se ferme, et dans ses yeux un autre monde apparait, lointain, recouvert d’une nappe de brouillard. Je l’attends et quand j’estime que l’air de la pièce est vicié, je prépare sa venue en ouvrant la fenêtre, je fais souffler la brise et les poussières s’envolent. Le bruit de ses pas à côté, il tousse un peu, il fume beaucoup trop, il se racle la gorge, j’entends le journal qu’il froisse dans sa main gauche, il actionne la poignée. Un homme se tient derrière lui, plus petit, plus fin, il est jeune. L’abbé lui fait signe d’entrer et va chercher le deuxième fauteuil dans l’autre coin, il l’installe près du sien. Il parle.

« J’appelle cette pièce Rouge-Barre parce qu’en l’aménageant j’y ai trouvé les vestiges de l’ancien presbytère. On construisait selon cette méthode : trois rangées de briques et un moellon de pierre. »

Il lui désigne l’endroit.

« Elle n’est pas grande mais elle est accueillante. J’aime bien y passer quelques moments durant la journée, je m’y ressource. Je pense que tu y seras bien. A partir d’aujourd’hui, cette chambre est la tienne Béranger. Tu es chez toi. »

Béranger hoche la tête. Il a un mouvement de recul lorsque l’abbé pose sa main sur la sienne. Il sourit timidement.

L’abbé ne dit plus rien, de longues minutes s’écoulent et il finit par se lever.

« Béranger, conclut-il, je suis vraiment très heureux que tu t’installes parmi nous. Vraiment très heureux. »

Je ne sais à qui l’abbé fait allusion lorsqu’il dit « nous » mais ce qui est sûr, c’est que je ne partage pas son enthousiasme. J’en suis même très loin.

Béranger a été recruté par le curé de Lesquin pour rénover le chœur de l’église. Les travaux, d’après ce que j’ai compris, vont durer une année complète, et peut-être plus si la paroisse obtient les subventions nécessaires. Le garçon est peu scrupuleux de l’ordre, il a posé son gros sac sur le sol, il y puise allègrement ce dont il a besoin, il jette à l’écart ce qui l’ennuie, les chaussettes sales trainent sous le lit. Il n’ouvre jamais, et l’odeur de renfermé plane pendant des jours et des jours, jusqu’à ce que l’abbé fasse irruption et ouvre les rideaux, la fenêtre, et s’agenouille pour ramasser le linge éparpillé. Je ne crois pas être en mesure de supporter cette situation une année entière.

Il plante des clous dans mes murs, il bouge les meubles, il oublie d’éteindre les lumières et je ne connais plus le calme.

Il parle la nuit.

Il a branché un poste de musique et il danse comme un dément en tapant des pieds. Cela résonne et les vibrations me donnent envie de vomir.

Il traîne sa nudité, il se masturbe, il pleure.

Je n’en peux plus. Je n’en peux plus.

L’abbé, à part lorsqu’il passe pour ranger ce qui peut l’être, ne vient plus jamais partager ses moments de solitude. Comme le vent il s’engouffre et se dépêche de balayer, il ne s’assoit plus, et quand bien même il le voudrait, le fauteuil est recouvert des frusques de l’intrus, de ses pourritures infâmes qui jonchent mon sol et polluent ma tranquillité. Je n’en peux plus. Je n’en peux plus. La nuit je fixe mon attention sur le lumignon qui reste allumé, parce que ce type est trop trouillard pour supporter le noir, parce qu’il est si pleutre qu’il marmonne sans cesse et n’ose jamais s’exprimer à voix haute. L’abbé se dépêche et il parle encore plus fort et plus vite. Je le sens accaparé, il rit souvent. Et j’ai beau  savoir que la présence de ce Béranger lui redonne joie de vivre et espérance, je ne peux me résoudre à attendre je ne sais combien de mois que les travaux se terminent et qu’il déguerpisse enfin. L’abbé ne me parle plus, il ne m’appelle plus, je suis redevenue une pièce étrangère, une antichambre oubliée. Et l’autre qui ne respecte rien, qui écrit parfois sur un bout de table des phrases qui ne font qu’attiser ma colère, des phrases où il se plaint de l’ennui et des paroissiens qu’il trouve stupides et bigots, et l’autre qui se réveille la nuit pour vérifier que la flamme du lumignon brille toujours, me pousse à imaginer des choses terribles, à envisager un dénouement irréversible.

Je fais trembler la bougie, elle vacille, elle va tomber. Chaque nuit elle se rapproche un peu plus du bord du chevet, en surplomb du lit, près de sa tête. Je n’ai qu’un geste à ordonner et il prend feu.

Le prêtre est entré, son visage est ravagé par les larmes. Son corps vient s’abattre sur le lit défait, il frappe l’oreiller et les sanglots s’immiscent jusque dans les rainures de mes briques.

« Il est parti ! Il est parti ! Tu entends Rouge-Barre, Béranger est parti ! »

Il pleure, il pleure mon abbé, pendant des heures il pleure. J’ouvre la fenêtre pour permettre à ce qu’il reste de l’âme damnée de ce jeune ingrat de se disperser dans le gris du ciel, et je fais tinter la cloche pour sortir le curé de sa léthargie. Pour la première fois je rêve de ressembler à un homme et de le prendre dans mes bras. Je rêve que tout redevienne comme avant.

Quelques jours seulement, une semaine tout au plus, et la porte s’ouvre sur le jeune ouvrier. Il entre avec son air suffisant, convaincu d’être chez lui, persuadé qu’il était attendu, et il balance son sac sur la pierre bleue de Tournai. Il est revenu.

Je ne supporterai plus sa présence. Je ne le peux pas. Je ne le peux pas.

Il ressort bien vite l’idiot, il claque la porte et les voix de l’autre côté ne tardent pas à se faire entendre. Ils parlent ensemble, ils se disputent, du verre se brise, les cris comme ceux d’une femme, et la porte qui s’ouvre à nouveau. Il est debout face à moi. Il trépigne, il éclate de rire soudainement, je croirais le Diable, des insultes sortent de sa bouche. J’ai l’impression que mon sol tremble, que tout ce qui est droit se tord et se plie, que quelque chose va éclater, ses jurons ne parviennent pas à couvrir le grondement qui m’habite. Pourtant, il continue, il continue. Il ne l’appelle plus Monsieur l’Abbé, il ne fait que le salir avec des mots orduriers, il le traite de fou, il crache dessus. Je suis certaine que derrière le mur le curé l’entend et qu’il s’est remis à pleurer.

Je pousse en moi à la recherche d’une force inconnue, je pousse malgré moi, parce que la colère, parce que la honte, je pousse si fort qu’une des briques de la rangée de rouge-barre s’extrait du mur. Elle jaillit et l’autre n’a pas le temps de l’éviter. Sur son front elle vient se fracasser. Une deuxième le touche au bras, et la troisième atteint l’épaule. Les briques s’évadent de moi, bientôt dix, elles me quittent, projectiles imparables, et l’autre crie, il a peur. Les pierres blanches se soulèvent et je parviens encore à contrôler leur fébrilité. Elles suivent toutes la même trajectoire, elles ne visent que lui.

Je sens que le souffle me manque, que la volonté m’abandonne. Je ne trouve plus les mots, je me défais, je sens que la vie me fuit en même temps que les murs s’affaissent, je m’écroule.

Cette fois-ci me dis-je, on ne retrouvera rien de moi, on ne rebâtira pas, il ne restera rien.

FIN

Categories: histoires courtes