marie dubosq

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Poste par marie le 25 - oct - 2010

l’aigle et le chien, histoire du Vietnam

JE M’APPELLE BINTE, j’ai quatorze ans et j’habite au nord du Vietnam, dans une région que l’on nomme la baie d’Ha Long. J’embarque ce matin en compagnie de deux hommes, deux chinois venus voir le poisson à la ferme. Il est très tôt, peut-être six heures, et la baie dort encore. Tous les trois nous nous taisons, car nous ne parlons pas la même langue.

De toute façon, je ne suis pas très bavard de nature, et encore moins lorsqu’il s’agit de ramer le long des rochers en forme de pains de sucre. Deux faucons passent au-dessus de nos têtes, leurs ailes fendent lentement le ciel déjà bleu. Certaines parois sont recouvertes d’une végétation humide, je tente d’apercevoir quelque singe vagabond.

Je rame, l’embarcation de bambou frôle et évite les dizaines de massifs, zigzague et progresse en rasant la pierre. Nous arrivons enfin en vue de la ferme.

Les étroites poutres de bois, comme les planches d’un radeau, se croisent et forment des carrés. Les chiens vont et viennent dessus, en équilibre, c’est eux qui sont chargés de garder le poisson : les chiens de mer. Au centre de ces madriers, les bassins recèlent des poissons que les chinois viennent acheter. A un bout, la baraque de bois des pêcheurs est pour le moment fermée.

Tout à l’air calme.

L’un des deux chinois, peut-être plus curieux que l’autre, s’étonne de voir des chiens au beau milieu de la mer. Je lui explique en anglais qu’ils sont les gardiens de la ferme, et qu’ils sont chargés d’aboyer pour éloigner les éventuels intrus. Personne ne reste sur place après six heures du soir, personne ne revient avant le matin. Et la nuit, dans la baie d’Ha Long, tout à fait à l’est et au nord du Vietnam, il n’est pas rare de rencontrer des hommes qui se promènent en barque dans l’attente d’un coup douteux à faire. Ils vont rançonner les pêcheurs de seiche, de crabes, ou les bateaux simplement en visite et qui ont largué leur ancre.

Les trois chiens de la ferme ne possèdent donc qu’une simple planche de bois pour tout terrain de jeu. Ils courent pour venir à ma rencontre quand j’arrive le matin, ils viennent parfois depuis l’autre bout de l’esplanade trouée comme un morceau de gruyère. Je les regarde se déplacer d’une poutre à l’autre, la queue battante et la langue pendante à cause de l’excitation et de la joie de me retrouver. J’en ai déjà vu plus d’un tomber à l’eau. C’est alors un sacré raffut, les gros poissons captifs s’agitent comme des beaux diables, et le chien bat des pattes tel un forcené.

Nous débarquons, je suis un peu inquiet, je ne vois pas Boumb. Le grand chien n’a pourtant pu se cacher nulle part. Et s’il n’est pas en vue, s’il n’est pas non plus allongé dormant quelque part, c’est qu’il est tombé à l’eau…

Or, la mer est parfaitement tranquille ce matin.

Un rapide coup d’œil alentours, un mauvais pressentiment, et j’ai tôt fait d’avoir la conviction que mon chien Boumb, mon compagnon favori, a disparu.

JE M’APPELLE FATIMA, j’ai treize ans, j’habite au sud du Vietnam, dans un village comme il en existe encore dans mon pays, un village Cham. Je suis musulmane. Ce matin, je frotte le linge, je change l’eau de la bassine, et je frotte à nouveau en m’aidant du rocher poli à force de lessives. Quand je lève la tête, je vois que les travaux pour l’acheminement de l’eau avancent : les longs tubes sortent du fleuve et montent sur la berge pour aller irriguer les champs. Je vois aussi la mosquée blanche et or qui brille sous le soleil. Il va faire encore très chaud aujourd’hui, chaud et lourd comme partout dans la région.

Une dure journée de travail m’attend : je dois d’abord finir de façonner la jarre que j’ai commencée voici plusieurs jours, et puis, je dois débuter une série de cruches que je vais vendre sur le marché de Chau Doc. Pourvu que mon père revienne vite avec l’argile ! J’espère que j’aurai quand même suffisamment de terre pour modeler une ou deux poteries…

Et il y a cette réunion au village ce soir. Dans les jardins de la mosquée, l’imam va annoncer le nombre d’habitants morts ce mois-ci, et en baissant la voix, il va tristement constater que celui des musulmans pratiquants au Vietnam est encore en train de chuter…

Il va aussi rappeler les règles à respecter chez les Chams.

Avant de rentrer me mettre au travail, je m’allonge sur le rocher lisse et mouillé sur lequel je viens d’énergiquement laver mon linge et celui de mes frères. Je regarde le ciel limpide, vaste et profond. Je pense à mon arbre, pour lequel je dois monnayer chaque mois la survie en donnant à l’imam trois poteries et ainsi empêcher qu’il ne soit scié. Quelle bêtise, me dis-je, que cette loi absurde ! Comme si les arbres pouvaient être mauvais ! Sous le prétexte qu’ils attirent à eux les corbeaux et les autres oiseaux de mauvais augure, chez nous, ils ne sont pas tolérés. Jusqu’à présent, seul le mien a encore la chance d’être debout. Ce soir à la réunion, je devrai une nouvelle fois batailler ferme pour qu’ils ne l’abattent pas.

Etendue sur la roche grise, je pense aussi au Vietnam que je connais mal et que je me suis promis d’explorer un jour. Mais il ne faut pas que je m’assoupisse, je n’en ai pas le temps aujourd’hui. Je me lève, je rassemble mon linge, et je prends le chemin de la maison.

Il y a encore ce chien étrange, très grand, aux poils très longs, qui se tient debout, les pattes écartées à quelques pas de moi. Depuis hier, il semble me guetter.

Tout le jour et toute la nuit, j’ai sillonné les arcanes de la baie. A bord de ma barque de bambou, j’ai commencé par explorer les alentours de la ferme, et j’ai fini par m’éloigner et pénétrer dans des criques immenses et silencieuses. Là, je n’ai eu de cesse d’appeler mon chien. Tantôt murmurant son nom pour ne pas l’effrayer si par hasard il s’était caché, apeuré, dans quelque recoin, tantôt criant « Boumb ! » de toutes mes forces, avec la crainte de passer juste à côté de lui et de le manquer.  Hier, je n’ai même pas eu le cœur de discuter le prix du poisson avec les chinois. Les deux hommes sont repartis après une heure, en ayant commandé une centaine de kilos a un prix ridiculement bas.

Boumb est un nageur hors pair. Depuis tout petit, je l’emmène avec moi nous perdre entre les grands rochers d’Ha Long. Mon chien, fin observateur, n’a pas son pareil pour repérer les coins à crabes et pour débusquer les bancs de poissons.

Il n’a pas pu se noyer… Son corps aurait de toute façon refait surface, ou bien se serait échoué quelque part sur une berge. Pendant des heures et des heures, je rame. J’immobilise ma barque aux abords des endroits où tous les deux avions l’habitude de nous promener et de pêcher. J’attends, je scrute l’eau et je recommence à ramer. C’est à peine si je rentre à la ferme pour me reposer et manger un bol de riz.

C’est à la nuit tombée qu’un grand aigle gris se pose tout près de l’endroit où j’ai stoppé pour relaxer mes bras endoloris à force de mouvements. L’oiseau est magnifique, ses yeux, que je distingue très nettement, sont perçants et fixes. Longtemps, lui et moi nous nous regardons, et pendant longtemps nous ne bougeons pas.

Nos deux cœurs semblent battre à la même vitesse.

Quand je rentre chez moi, le grand chien qui a marché à une dizaine de mètres de moi, est juste derrière. Je vois tout de suite que quelque chose s’est produit. Mes frères sont silencieux, tous les trois assis à même le sol devant la maison.

Tom, le premier, me dit :

« Fatima, tu sais que ce soir il y a une réunion à la mosquée. »

Tek, le deuxième, ajoute :

« L’imam va encore nous demander d’abattre ton arbre. »

Sin, le troisième, conclut :

« Alors, nous l’avons scié cette nuit. Nous en avions assez de nous faire remarquer et de supporter les reproches des autres. »

Mon regard passe de l’un à l’autre, je ne peux pas les croire. Comment ont-ils osé abattre mon arbre ! Celui-là même que mon père avait planté derrière la maison le jour de ma naissance pour remercier Allah de lui avoir enfin donné une fille, et qui a grandi en même temps que moi ? Mon arbre !

Sans plus attendre, je me précipite dans le jardin : au sol, il n’y a plus que la racine fraîchement coupée et parfaitement ronde. D’un seul coup, je me sens comme amputée. Le grand chien, les oreilles et la queue basses, vient s’asseoir tout près de moi, il jappe. Nous nous regardons longuement jusqu’à ce que je m’accroupisse, que je l’enserre avec douceur, et que je plonge mon nez dans sa crinière fauve.

Pendant un moment, nos deux cœurs semblent battre à la même vitesse.

Je suis épuisé, je voudrais dire au grand aigle de ralentir un peu la cadence, mais l’oiseau est trop haut dans le ciel pour qu’il puisse m’entendre. Aussi, c’est à bout de forces que je finis par lâcher les rames. Le soleil cogne dur, et le reflet sur l’eau est aveuglant. Pendant combien de temps ai-je ramé le long des côtes vietnamiennes, en suivant le vol de mon aigle ? C’est vers le sud que nous nous aventurons. D’abord escarpés et rocheux, les bords de mer sont devenus d’immenses plages de sable blanc. Sur le chemin, j’ai croisé bon nombre de bateaux, et des mains levées ont salué mon passage. J’ai vu tant d’embarcations étranges et différentes ! De la petite barque de bois à la jonque aux voiles déployées, j’ai même été remorqué un long moment par un capitaine fin cuisinier qui m’a fait passer un bol d’une fameuse salade de seiche, d’ananas et de riz. A tous, j’ai crié :

« Je cherche mon chien Boumb ! L’avez-vous vu ? Est-il passé par ici ? Il est grand et brun, il a de longs poils qui lui caressent le museau, et ses yeux sont doux comme ceux de vos mamans ! »

Une fois, c’était vers Vinh, une petite fille juchée sur un vélo chargé de chapeaux m’a dit :

« J’ai vu passer un dauphin ce matin, et un poulpe géant hier ! Ce sont eux que tu cherches ? »

Et loin de me décourager, j’ai poursuivi mon chemin, escorté par l’aigle, animé par un fol espoir qui m’a permis d’avancer jusqu’ici…

Mais maintenant, je ne peux plus faire un mouvement.

C’est alors que l’aigle se met à tournoyer en formant des cercles de plus en plus étroits, de plus en plus bas, jusqu’à n’être plus qu’à environ deux mètres au-dessus de ma tête.

Une nouvelle fois nos yeux se rencontrent, et je comprends que je suis arrivé à l’endroit où je dois m’arrêter.

Vite, je rassemble les quelques affaires que je possède, vite et sans réfléchir, j’entasse dans ma besace d’habitude utilisée pour transporter mes poteries, deux paires de mules, mon livre de prières, une tunique de rechange, un petit savon, et la photographie prise l’année dernière où l’on voit mes frères, mon père, et mon arbre. Il fait encore nuit, et je dois profiter de cette fragile pénombre pour sortir du village. Le grand chien me regarde, assis, il semble approuver cette soudaine agitation. Lorsque je referme doucement la porte de la maison, il gémit de contentement et emboîte mon pas.

Le chauffeur de bus me demande :

« Pourquoi Hoi An ? »

Je ne lui dis rien, et tout le temps que dure le trajet, je pense encore à la réponse que je devrais lui donner. Le chien est allongé sur le sol, presque invisible, il est recroquevillé au point de ne former qu’une douce pelote de poils dans laquelle viennent fourrager mes pieds nus. Je me sens calme et déterminée. Maintenant que mon arbre a été abattu, je n’ai plus aucune raison de rester au village : en le coupant, ce sont mes propres racines qu’ils ont sciées… Et puis toutes ces traditions à respecter ! Je me demande s’il en va de même dans toutes les communautés. Chez les bouddhistes du nord, chez les catholiques de Saigon, est-ce aussi difficile et réglementé ? Et puis, j’ai aussi envie de rencontrer les pêcheurs de Da-Nang, les chinois de Cholon, les Khmers du Delta, les tisseuses de Hanoi, tous ces gens si différents ! J’ai envie de leur parler de ma culture à moi, de mon Dieu, de connaître les leurs et de comprendre…

Lorsque je descends du bus, des heures et des heures plus tard, je m’arrête devant le chauffeur, et je lui dis :

« Je vais à Hoi An, car dans cette ville, il y a un pont qui est paraît-il très beau. Je veux voir ce pont. »

« Un pont, me répond-il ? Toute cette route pour voir un pont ? Mais qui t’en a parlé ? »

Je regarde mon compagnon à quatre pattes qui a déjà bondi au bas du bus, et je dis :

« C’est un ami, un grand chien couleur caramel aux yeux très doux… »

Je suis assis sur le petit muret qui borde la rivière. J’attends, je ne sais qui, je ne sais quoi. Je jette de temps à autre un regard vers le ciel où tournoie mon bel aigle. J’observe aussi tous les gens qui viennent voir le joli pont couvert, rose et vert, multicolore, le pont de Hoi An. J’ai lu également la pancarte accrochée à l’entrée : le pont est très ancien et a été construit par des Japonais. Il relie les deux parties de la ville, et à l’époque les deux communautés qui habitaient ici, les Chinois et les Japonais pouvaient, grâce à lui, échanger leurs produits et se rendre d’un bord à l’autre.

L’aigle recommence son manège, il vole de manière de plus en plus concentrique, jusqu’à venir cette fois se poser juste à côté de moi. L’oiseau fixe ses yeux derrière mon épaule. Je me retourne et à l’autre bout du pont, je vois arriver une jeune femme très belle, avec un teint clair de porcelaine et des longs cheveux noirs. Emerveillé par cette apparition, je n’ai pas encore vu le grand chien qui sautille à ses côtés.

Le chien est très excité, j’avance sur le pont. Je le trouve magnifique, ciselé dans un bois sombre, comme un bijou d’or et de pourpre. Pendant toutes ces heures je n’ai pensé qu’à ce pont japonais, et maintenant que j’y suis parvenue, je suis un peu désappointée.

« Et alors, me dis-je, que dois-je faire ? »

Je regarde le chien, je lui demande la marche à suivre, il paraît absorbé par la contemplation de quelque chose sur l’autre berge. A peine ai-je fait dix pas qu’un grand aigle vient se poser sur son dos, un grand oiseau au plumage gris et doré qui, sans un bruit, replie ses ailes et plonge son bec dans le cou de son nouveau perchoir. Au même instant, j’entends retentir un cri :

« Boumb ! Boumb ! Mon chien ! Te voilà enfin ! »

C’est parvenue au milieu du pont que j’entre presque en collision avec ce jeune homme qui court et qui semble si heureux. Alors qu’il rit, des larmes plein les yeux, nos regards se croisent et restent accrochés.

Pendant longtemps, nos deux cœurs semblent battre à la même vitesse…

FIN

Categories: histoires courtes

2 Responses so far.

  1. sophie L dit :

    joli conte, du vivant bien noué, du ponctuel bien dénoué en récit limpide, bravo

  2. odette milhau dit :

    conte qui concorde bien avec les mystères de la baie d’Ha long,toujours aussi agréale à lire