marie dubosq

auteur

Poste par marie le 31 - jan - 2014

crue (ligne 3)

Quelle belle journée ! En dépit de la pluie qui tombe sans discontinuer, du ciel gris depuis des jours, je suis de bonne humeur, de l’humeur particulière de quelqu’un qui a bu assez de champagne pour voir la vie en rose. J’écoute PJ Harvey, la voix de la chanteuse m’enferme dans un espace assez large pour que mes pensées dérivent à leur gré. J’ai des envies d’écriture, les idées viennent, rock’n’roll, le métro s’arrête, flottant, des drames prennent forme, je les accueille.

(N’importe quoi, ces quatre Russes à côté ! Le fils, la fille, ils ne regardent rien, ils ne pensent à rien, ah la jeunesse. Le père louche, il déchiffre un guide de Paris. La mère rêve de son amant.)

La vie en rose, Noël, la ligne 3, rose aussi, et pourquoi pas ? Station Temple. PJ se trompe rarement lorsqu’elle chante les femmes. Je ne regarde plus ces Russes, je monte le son de mon appareil. My first name Angeline. Avec PJ, je marche dans des jardins la nuit, j’écoute le vent. Je suis dans le métro avec elle, c’est fichtrement bien. Je monte le son, et pourquoi pas. C’est fort, n’est-ce pas Madame ? Une fois n’est pas coutume, je ne deviendrai pas sourde, c’est parce que c’est PJ, et que je suis d’excellente humeur, un peu saoule, à trois heures trois, sur la ligne trois.

Vous me connaissez un peu, je peux me permettre. Je suis sûre qu’on s’est croisé au moins une fois dans une rame, sur une ligne. Alors ne m’en veuillez pas, je crains de n’avoir pas grand-chose à vous dire aujourd’hui. Je monte le son de mon appareil. Station Temple, je descends du wagon. PJ se déchaîne, c’est exactement ça, elle se déchaîne. Je n’ai pas très envie de sortir du métro, si je sors, vous devrez m’attendre, et puis, je vais prendre la pluie. Elle n’aura pas le même goût qu’à Bangkok. A perfect day. Je marche un peu sur le quai, je pense à écrire une pièce de théâtre.

Je vais vous abandonner c’est certain, mais nous devions nous y préparer. C’est Noël après tout, cela signifie que bientôt une nouvelle année, je vous embrasse. Et puis, il y a les signes, allons, vous êtes aussi superstitieux que moi. It’s a perfect day Elise. Je me sens bien. Cela doit se voir, les regards. Quand je pense, j’écris. Aujourd’hui, il pleut sur Paris, depuis des jours, c’est déjà la troisième fois que j’y pense en peu de temps. Vous ne croyez pas que c’est un signe ? Il va forcément arriver quelque chose, non ? Ecrire sans penser, cela s’est déjà vu, c’est quitte ou double. Tiens, une flaque d’eau dans le coin là-bas. Je me dis que j’aimerais mieux vous connaître, même s’il s’avère que je suis déjà bien renseignée. Je pourrais faire mouche à tous les coups. The sky lit up. Pas de chance, personne ne vient s’asseoir à côté de moi, notez, je suis toujours avec PJ. La flaque grandit, c’est fou, je lève les pieds, pas le choix. Merci ! J’allais oublier mon sac, vous savez, le sac de sport noir, volumineux, il est toujours avec moi. Je l’ai posé au sol. Vite, je m’en empare, et puisque le siège est inoccupé à gauche… Vous voyez, il se passe quand même quelque chose.

On est mercredi, troisième jour de la semaine, je trimballe toujours mon sac le mercredi. Cela fait vingt minutes que je suis là, sur le quai de la station Temple, ligne 3. Je muscle mes cuisses, les jambes levées. On dirait de l’huile cette eau qui avance en rampant sur le quai noir. Evidemment, je suis un peu isolée tout au bout. Vous pensez que c’est normal cette eau qui coule ? C’est peut-être une montée subite de la nappe, un renvoi… Je monte le son quand même, encore une fois, je suis de très bonne humeur. Mince, j’ai une crampe. Je m’accroupis sur mon siège orange, j’ai l’air d’un corbeau. Cela vous amuse ? Je n’aime pas beaucoup les corbeaux. Si j’en étais un, cela deviendrait simple : je m’envolerais. Là-bas, les gens s’en vont. Ils sont pressés, l’eau commence à envahir tout le quai. And they came to the river. Les signes comptent, en tout cas, il faut s’efforcer de leur donner de l’importance. PJ pianote, elle a toujours une histoire à raconter.

Depuis trois mois je converse avec vous, car il ne faut pas croire, nous conversons. Il y a bien trois centimètres d’eau maintenant. Je suis obligée de me pencher vers l’avant pour voir l’entrée du quai, une grosse machine à distribuer des bonbons et des boissons obstrue ma vue. Cela signifie qu’on ne me voit pas non plus. C’est peut-être la crue, la fameuse, celle qu’on attend tous les cent ans. Vous voyez, les histoires, elles sont vraies. Aujourd’hui j’ai bu du champagne, rien ne m’oblige à dire avec qui. Pourtant cela a été très agréable, même si le champagne donne mal à la tête. J’ai consolé une âme triste, et surtout, j’ai fait l’amour. Rien ne m’oblige à dire avec qui. Vous me connaissez maintenant. Je crois qu’une voix s’efforce de me parler au travers d’un micro. Cela vous amuse ? Je n’entends rien, disons que ce n’est pas distinct. C’est à cause de mes oreillettes. On viendra me chercher, n’est-ce pas ? PJ crie parfois, elle a raison. J’aime assez me tenir accroupie, les fesses sur mes talons à la manière des Vietnamiens. Pour tout vous dire, je n’échangerais ma place pour rien au monde : je suis accroupie, j’écoute les histoires de PJ, au bout d’un quai déserté. Oui, l’eau monte, elle lèche mon siège. Les rails sont envahis depuis longtemps, mais je ne suis pas tenue de tout dire. J’aurais voulu qu’il ne se passe rien d’autre qu’un échange charmant avec vous, c’est le cas il va sans dire, mais les circonstances et cette eau qui remplit tout l’espace…

Aujourd’hui, j’ai fait l’amour en buvant du champagne avec un homme d’âge mûr. Cultivé aussi, il m’a parlé du Japon. Quelqu’un est venu qui n’était pas très en forme, alors il lui a offert une coupe. Il m’arrive des choses consternantes parfois dans le métro. A vous aussi, je le sais. Dans trois minutes, l’eau atteindra mes pieds. Heureusement, mon sac est perché sur son siège orange. C’est un peu absurde de dire que j’ai fait l’amour avec un homme d’âge mûr. J’ai dit cela comme ça. PJ est une merveilleuse femme, je ne la connais pas, mais je sais qu’elle inspire beaucoup d’hommes d’âge mûr, et cultivés. Je vais ôter mes écouteurs et appeler. Il n’y a vraiment plus personne dans cette station. Le panneau indique qu’il est trois heures quarante trois. Plus de métro évidemment, et on ne répond pas à mes appels.

Aujourd’hui, j’ai fait l’amour avec un jeune homme de trente ans, nous avons bu du champagne. Il était un peu timide au début, mais le champagne nous a fait rire. Quelqu’un est venu qui n’était pas très en forme, alors je lui ai offert une coupe. C’est absurde de penser qu’à trente ans on est encore jeune, vous ne croyez pas ? Vous me connaissez un peu, je ne suis pas jeune, mais je n’ai pas trente ans, je ne suis pas vieille non plus. J’ai peur de retourner à Bangkok, et au Vietnam aussi. Tout change, et moi aussi.

Vous le savez, il arrive que je me confie. Aujourd’hui je n’en ai pas particulièrement l’envie, je converse avec vous, nous conversons. Il va falloir que je songe à me sortir de toute cette eau. J’ai nagé avec des singes dans la baie d’Ha Long, de loin, j’ai regardé les chiens de mer marcher sur l’eau. Si je vous dis ça, c’est pour éviter que vous ne vous inquiétiez trop pour moi. Vous ne croyez pas tout ce que je vous raconte, vous avez tort.

Je rêve ! Un poisson passe sous mon siège et se jette dans la rivière. Il s’agit bien d’une rivière devant moi. Je n’ai pas eu le temps de lui souhaiter un joyeux Noël. A vous oui, je vous embrasse. J’attrape mon sac avant qu’il ne soit emporté, mon gros sac de sport noir. Je n’aime pas l’idée que vous doutiez de ma parole. Il était bon ce champagne, un petit producteur, l’homme d’âge mûr m’a laissé l’adresse. Je suis debout sur mon siège orange, j’enlève mes bottines, je déboutonne mon jean. C’est assez périlleux de se déshabiller debout sur un siège orange d’une station de métro. Le jeune homme avec qui j’ai fait l’amour tout à l’heure est un guerrier. Il m’a dit qu’il ne parlait pas beaucoup, alors il n’a dit que ça, qu’il était un guerrier. Je porte mon sac en bandoulière, je me contorsionne pour retirer mon manteau mon pull mon tee-shirt. Je fourre le tout dans le sac ouvert. En échange, je prends mon maillot de bain et ma combinaison de plongée. Le mercredi soir, je pratique la plongée sous-marine Porte de Clignancourt. N’en doutez pas s’il vous plait, cela me peinerait. Je vous avais bien dit que les signes sont importants. L’eau m’arrive aux genoux, elle est froide. J’ai un petit filet dans lequel se trouvent mon masque mes palmes et mon tuba.

Je vais devoir vous quitter, je vais nager jusqu’à dehors. Il y a cette belle et grande raie manta qui passe, je vais faire un petit bout de chemin avec elle. Vous voyez, les histoires, elles sont vraies.   

Categories: vibrato