marie dubosq

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Poste par marie le 01 - fév - 2013

stigma, extrait de la saison 1

dans lequel nous faisons connaissance avec SACHA, la narratrice qui s’apprête à fêter ses dix ans.. C’est l’incipit du roman, le tout début de la première saison de l’histoire…

« J’ai souvent le sentiment d’avoir déjà vécu cent vies, pardon, d’avoir déjà vécu cent ans. Ce n’est pas seulement à cause des dizaines d’histoires que je me raconte, je le sais, mais il me semble que des pensées et des sensations différentes surviennent régulièrement.

Je regarde ma mère ce matin alors qu’elle fume. Il faut avouer que je la regarde souvent à ce moment-là, intentionnellement ou non, car quand elle parle ou qu’elle écoute, en général, elle fume. Une fois sa cigarette allumée, elle inhale toujours profondément, avec un air de contentement, comme si elle découvrait pour la première fois un nouveau goût. La fumée s’échappe ensuite, après plusieurs secondes. Je connais bien cette odeur et ce nuage, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu ma mère fumer. Je trouve d’ailleurs que cela lui va bien. Elle dit parfois : « Il faut que j’arrête. » et aussi « Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit sans cette fichue clope.

Ce matin, Sophie, ma mère donc, réfléchit à la meilleure façon de cuisiner le saumon pêché par mon oncle.

En croûte de sel ?

En pavés ?

En papillotes ?

Enfourné entier avec juste quelques oignons ?

Alors ? Cela m’irait-il « enfourné entier avec juste quelques oignons » ? Et si je pouvais lui répondre, cela serait bien.

Mais je n’entends pas tout de suite ce qu’elle me demande, je regarde la fumée s’échapper et hume les effluves, impressionnée par la somme de souvenirs que ce petit nuage évanescent suscite dans mon esprit. Je mets de côté la fois où, pris d’une quinte de toux, mon oncle m’a craché la fumée en pleine figure. Les centaines de matins où, debout et le dos appuyé à la machine à laver, ma mère fume. L’attente dans les files de cinéma, sur le trottoir de l’épicerie où je me trouve à proximité de quelques fumeurs, et les émanations palpables, une frontière infranchissable et une familiarité rassurante. J’écarte les nuits où, dans la voiture, je m’endors, le corps encastré à l’arrière, avec le son assourdi de la musique qui me berce, alors que descend jusqu’à moi l’odeur particulière de la cigarette.

Au contraire, aujourd’hui, je suis saisie par une drôle de sensation, peut-être est-elle apparentée à l’impression de manque que le fait de ne plus fumer occasionne. Je crois ressentir les élans de ma mère et ses velléités pour arrêter. Pourtant, je n’ai jamais fumé, jamais allumé de cigarette en cachette, à peine me souvenais-je du jeu quand nous faisions semblants d’être des grands. Nous nous lancions alors dans des discussions impossibles, des discussions d’adultes.

Je ne peux pas quitter des yeux le paquet que ma mère a lâché sur la table, ni sa main gauche. J’ai l’impression que mon corps se soulève, que mon cerveau devient hermétique. Ma peau est parcourue d’un frisson incompréhensible, et pendant une minute ou deux, mes sens sont aspirés par cet étonnant désir : l’envie de fumer.

Aussi, je me lève pour me servir un grand verre d’eau que j’avale d’un trait. Je gratte mon épaule gauche, près de la clavicule, j’inspire longtemps, et je finis par répondre :

« Comme tu voudras Sophie, fais ce qui est le plus simple pour toi. »

Je me dis que dans une de mes vies peut-être, ou dans un autre âge, j’ai moi-même été dépendante de la cigarette. Mais assez vite, le manque et l’envie s’estompent. Heureusement.

La matinée est belle, légère, je me promène le long des docks, près des grandes bâtisses qui servaient autrefois d’entrepôts pour les marchandises acheminées depuis le continent. Je pense, je suis si jeune, et j’ai pourtant connu les travaux de réhabilitation, j’ai vu les engins qui détruisaient les briques, les charpentes, faisaient s’effondrer les toits, j’ai joué dans les gravats, j’ai amassé des tonnes de trésors dénichés entre les pierres et le béton. C’est vrai que les choses changent vite. Maintenant, il y a ce grand magasin d’articles de pêche, le fish and chips, le pub sur deux étages, et les terrasses si bien agencées, les pots en terre cuite aux quatre coins qui délimitent l’espace, l’odeur du poisson grillé. J’ai envie de manger des abalones. Mais j’adore aussi les huîtres grosses et grasses d’ici.

Aujourd’hui c’est mon anniversaire, je n’ai rien de particulier à faire, je peux vaquer à mes occupations de petite fille, retrouver mes amis, courir sur la place, manger des bonbons. Mon oncle Josh et ma mère ont promis de s’occuper de tout, j’ai pour seule consigne de ne pas mettre un pied à la maison avant six heures ce soir.

Est-ce qu’Anton va être au rendez-vous ? J’en doute. Depuis le début de l’été, il semble occupé à suivre depuis le lever du jour jusqu’à la nuit tombante la créature qui les a accompagnés en vacances, lui et sa famille. Dans la maison d’Anton, dans la chambre juste à côté de la sienne, pendant près d’un mois, elle sera là. C’est une copine de sa sœur, une grande plante avec des lianes sur la tête, des gros seins, des chaussures à talons, des jupes courtes et des jambes bronzées. Je la trouve particulièrement idiote. Anton aussi, il me le répète assez, mais il dit que c’est là précisément sa chance. Lui, douze ans, elle seize, mâchouillant en permanence quelque chose que je soupçonne être des morceaux de sa cervelle, des cheveux qui pleurent, un regard inexpressif, des chevilles atroces, des ongles de pieds peints en orange, n’importe quoi, une lourdeur dans sa démarche qui semble venir depuis son cou, passer par sa poitrine, et qui s’appesantit sur ses fesses. Elle et la sœur d’Anton passent leurs journées à faire le pied de grue sur Salamanca, parce que c’est par là que passe la majorité des surfers qui se rendent à Bruny. Elles guettent, ridicules, les voitures que conduisent les beaux gosses à peine majeurs, blonds et athlétiques. En une semaine, elles ont tenté des approches plus ou moins couronnées de succès. Mais Anton veille au grain. D’ailleurs, elles n’en peuvent plus de lui, de le voir traîner autour d’elles. Il gâche leurs tentatives, alterne le rôle de petit frère pot-de-colle avec celui de conseiller matrimonial. Il n’hésite pas à se transformer en indécrottable débile s’il le faut. Il y a trois jours, il s’est même jeté à l’eau dans le port. Il a hurlé comme un demeuré au moment où les deux copines s’apprêtaient à grimper dans une Mitshubishi  blanche très vieille et très classe.

« Bon anniversaire, la Française. »

Anton, tu m’as fait peur, je ne pensais pas que tu serais là aujourd’hui. Anton, merde. Elles t’ont semé, n’est-ce pas ?

Tu hausses les épaules, je ne saurai sans doute jamais, mais tes yeux semblent heureux de croiser les miens aujourd’hui. On va bien rigoler.

« Veux-tu que je te pousse à l’eau, veux-tu que nous courions si loin qu’il faudra nager quand il n’y aura plus de terre ? »

Nous sommes accroupis, au bout de Hunter Street, je pense que je suis capable de le battre à la course, mais que je serai sans doute la première à tomber à l’eau. Je pense que son sourire est un beau cadeau d’anniversaire.

Dans le hall de l’hôtel, Magda, la mère de Sirius, a la tête penchée sur le gros registre ouvert sur le comptoir. La radio allumée, musique classique comme toujours, atteint un niveau sonore qui nous déconcerte. Je renifle l’odeur immuable du parfum que distille mystérieusement un gros appareil placé dans un coin de la pièce. C’est une machine inesthétique, bruyante aussi, qu’elle nourrit religieusement deux fois par jour. Partout dans le hall, cela sent un mélange d’iode et de café.

Magda met un point d’honneur à donner aux séjours de ses clients un cachet inoubliable, et le mobilier, pour le coup improbable, doit contribuer à satisfaire ses ambitions. Les fausses fleurs dans les vrais vases posés sur des guéridons alambiqués, l’imposant aquarium sans poissons mais en tous points équipé, les trois fauteuils habillés d’hallucinants tissus, la moquette au sol, et elle enfin, Magda, pimpante, tirée à quatre épingles, composent un stupéfiant tableau. Je suis pourtant habituée à cette pièce, et bien que déboulant comme deux missiles, nous nous arrêtons nets, Anton et moi, abasourdis par la musique qui remplit le peu d’espace libre. Magda lève les yeux, un sourire d’ange déjà tout prêt à nous servir, mais se ravise en voyant que ce n’est que nous. Nous croyons lire sur ses lèvres un vague « Bonjour Sacha, salut Anton » puis, elle pointe un doigt vers le plafond.

Nous levons aussitôt nos têtes. Magda a arrêté la musique, nous sursautons à cause du silence soudain, même le bruit infernal de la machine à odeurs nous paraît sage.

Et puis, il y a comme un train qui passe au-dessus, un roulement qui vient de la gauche, distinctement, qui traverse l’intégralité du hall pour s’arrêter dans un fracas de tous les diables, à droite, dans le mur.

« Va lui dire d’arrêter, s’il te plaît Sacha ! Montez tous les deux, faites ce que vous voulez, mais qu’il arrête ça ! »

Lorsque Magda parle, chacun de ses mots est agrandi par ses yeux qu’elle ouvre toujours plus, le maximum étant quand elle dit « arrêter », car les « r » roulent sur eux-mêmes et semblent tirer sur ses paupières. Elle est d’origine russe, elle a un accent incroyable. Elle a coutume de s’adresser à moi en français, et je ne sais pas si c’est à cause de mon prénom, qui doit forcément lui rappeler son pays, mais elle me témoigne toujours une affection particulière. En tout cas, ses « Sacha » lancés à tout va m’impressionnent beaucoup, à cause des « a » sans doute, graves, pleins, et de sa connaissance du français, ma langue, que je ne suis pas habituée à entendre ici.

« Vous pouvez prendre la 101 ! » ajoute t- elle avant de se pencher et de remettre la musique.

Nous grimpons quatre à quatre les escaliers, et à peine arrivés sur le palier du premier étage, nous manquons de nous faire écraser par la locomotive Sirius. Il sillonne à toute allure l’intégralité du long couloir parqueté, perché sur sa planche de skate. Il fait ça quand les chambres du premier sont inoccupées. Il roule, il peaufine son style, se ramasse, recommence, du matin au soir, sans que sa mère n’y puisse quoi que ce soit. Malgré tout, elle préfère le boucan infernal qu’il fait, plutôt que de le savoir dehors à traîner, ou pire, à fricoter avec une fille.

Il passe devant nous, un vaisseau.

« Barrez-vous attention merde barrez-vous ! »

Anton et moi sommes en équilibre sur la première marche, Sirius vient par la gauche, vraiment vite.

Tu vas tomber, Sirius. Dans une seconde tes voiles se plantent. On dirait qu’Anton et moi, on t’a déconcentré.

« Ta mère nous a dit la 101, comme d’habitude ! » Anton crie.

Je suis la première assise, au bout du lit, Anton est déjà à la fenêtre qu’il a ouverte grande parce que la 101 n’est pas souvent aérée, et qu’on peut quand même y voir le ciel. C’est la première chambre, au bout du couloir, rarement occupée ou en dernier recours, au moment du festival de musique classique par exemple. Sirius fait un dernier tour de skate. Paula viendra peut-être, on verra, à tous les coups son père l’aura déposée en ville. »

(…)

Categories: stigma

One Response so far.

  1. Tom dit :

    Ça donne très envie d’en decouvrir d’avantage. Bravo Marie.