Je me suis mariée trois fois et ce soir c’est mon anniversaire. Si je vous parle à vous, c’est pas que je vous aime bien, je vous connais pas. C’est que vous êtes assise là c’est tout. Vous ne devriez pas être triste, vous avez l’air triste.
Ce soir c’est mon anniversaire. Je dis ce soir, parce que ce matin ou même tout à l’heure, je savais pas que c’était aujourd’hui mon anniversaire. Je m’en suis rendue compte à cause du flic qui m’a demandée mes papiers. Il m’a dit comme ça « Ca va, z’êtes en règle. » Il a ajouté : « Bon anniversaire. » Il m’aurait pas payé un verre l’empaffé.
« Ca va. » il m’a dit. J’ai rien bouffé ce soir, rien dans le bide depuis hier. Je vais pioncer par terre à cause de ces putains de sièges de métro qu’on a l’impression qu’ils sont fabriqués pour des culs extra larges. Regardez, là je vous parle, et on est à deux mètres l’une de l’autre. Mais « Ca va. » il m’a dit. Alors de quoi on se plaint ? « Z’êtes en règle. » il a dit aussi l’empaffé. « Z’êtes en règle… » Ouais, heureusement que j’suis en règle ! Manquerait plus que ça que je sois pas en règle.
C’est votre maison que vous trimballez dans ce gros sac noir ? Moi, je préfère les sacs en plastique, comme ça j’éparpille, je dispatche. Ca vous en bouche un coin, hein, que je dise « dispatche » ? C’est mon deuxième mari, il parlait comme ça, avec des mots compliqués, il était instituteur. Il est mort. Maintenant, c’est aux anges qu’il apprend à bien parler.
Z’êtes pas pressée dites donc ! Z’allez en laisser passer beaucoup des métros ?
C’est pas mal comme quartier ça, Picpus. Ca a l’air un peu chicos, mais c’est tranquille. A Nation, y’à trop de monde, ça se bagarre dans tous les sens. Et puis je suis une femme moi Madame, et je vais pas vous la raconter, même s’il m’arrive aussi de coller quelques gnons, j’aime pas trop en recevoir. Ca nuit à mon teint. C’est vrai, j’suis une femme, bordel ! J’sais même pas si vous m’écoutez. Vous parlez pas beaucoup en tout cas. Ca me gêne pas, j’aime pas les bavards, ça télescope en permanence les conversations des autres les bavards. Et puis, ça sait pas écouter. Moi j’vais vous dire, j’aime pas les bavards et j’aime pas les automobilistes. Mon premier mari, il était bavard et automobiliste. Moniteur d’auto-école, à Oberkampf. J’l’ai connu à Poissy, 78, c’est là d’où je viens. On s’est mariés et on est venus à Oberkampf. Le problème à Oberkampf, c’est qu’y a beaucoup de bars. Alors, il picolait. Heureusement, il est mort le con ! Accident de voiture, paf, il s’est emplafonné dans le rade au coin de la rue Saint-Maur ! Ah ! Ca vous fait sourire tout de même ! Z’avez votre permis vous ?
Encore un de passé… Y’a pas beaucoup de monde aujourd’hui. C’est les vacances ?
Y’à quoi dans votre sac ? Je sais, je suis curieuse. Mais ça m’intrigue toujours les gens. J’en vois passer avec des lampadaires, des aspirateurs, des bouquins… Qu’est-ce qu’ils lisent les gens ! Ils se promènent avec des chiens aussi, de plus en plus…
J’ai vu un type l’autre fois, il s’la racontait comme c’est pas permis ! Il avait une blonde pendue à chaque bras. Des filles de l’est, vous savez. On en voit partout des filles de l’est. Ah, ça ! Elles sont grandes ces filles là ! N’empêche que le type, il avait beau se la raconter, il les a pas emmenées dans sa Mercédès ! En métro qu’ils étaient ! Comme tout le monde ! Moi, je viens de l’ouest, Poissy, 78, y’a pas de ça là-bas. Quoi qu’il paraît que ça change. J’ai bossé un temps, au tout début chez SIMCA, on rigolait bien. Et puis mon premier mari m’a mis la bague au doigt. Il voulait vivre intra muros comme il aurait dit le deuxième, l’instit’qui causait bien.
Moi, maintenant je vis « intra métros ». C’est marrant ça, hein ?
Bon, mon premier mari, le problème c’est qu’il buvait comme un trou le con ! Il était gentil, on peut pas dire, mais il était un peu con quand même, l’avait pas inventé l’eau tiède. En tout cas, il m’emmenait toujours au restaurant pour mon anniversaire. Même si c’est moi qui payait à tous les coups. Il avait jamais un radis. Y disait : « ce soir on s’régale et c’est toi qui régale ! » Qu’est-ce qu’il bâfrait ! Un ventre et un panier percé, voilà ce qu’il était ! A cette époque, j’bossais dans un magasin de chaussures.
Z’aimez bien les chaussures ?
Et voilà ! Un troisième de passé ! C’est quoi ? C’est la couleur qui vous plaît pas ?
Bon. Moi j’adore ça les pompes. Elles sont bien les vôtres. Vous voyez ce sac là ? Y’à que des chaussures dedans. Trois paires. Deux à moi, et une à mon troisième mari. Elles me sont un peu grandes mais elles tiennent chaud. J’les mets quand c’est les glaciations. Ce soir ça pèle un peu, j’hésite, mais bon, vu que c’est mon anniversaire j’vais faire un effort. J’aime bien la coquetterie. Je trouve qu’une belle paire de pompes ça change tout. Je l’ai rencontré au magasin mon troisième mari. Il était client. Ou plutôt, c’est sa femme qui était cliente. L’avait pas l’air commode la salope. C’est pour ça, on se voyait une fois de temps en temps, une fois par mois environ. Ca m’arrondissait les fins de mois. J’en suis pas très fière, alors je vais pas m’étendre si ça vous ennuie pas.
Ca vous ennuie ? Z’aimeriez savoir hein ? Vous devinez pas ? Paul il s’appelait. Alors comme ça on batifolait, on allait chez moi la plupart du temps. Sa femme, elle restait toute la journée à se faire les ongles, alors y’avait pas moyen d’aller chez lui. Mon premier mari, pendant ce temps là, il était au bar. Et puis quand bien même, le jour où il s’en est aperçu, il a rien dit. Il s’en foutait le con ! J’aurais pu me taper toute la rue, il me disait : « De toute façon, c’est toi ma femme ! » L’avait du voir ça à la télé, l’était sous l’influence. C’est con les mecs ! Z’avez un mec vous ?
Celui-là non plus il vous revient pas ? Z’avez raison, l’était pas beau.
Ca va ? Vous suivez ? J’arrive pas à savoir si ça vous intéresse mes histoires. Pt’être que vous êtes muette. Ou sourde même. Ca serait marrant remarquez. J’raconterai ça à Jeanjean, il s’en tapera une belle !
J’continue alors. Mais y’à rien qui vous chiffonne ? Je vous ai dit que je baisais avec mon troisième mari pendant que mon premier il se cuitait au bar… Et le deuxième alors ? Il sort d’où le deuxième ? L’instit’ ? En fait, j’vous explique : ça me faisait du chagrin de m’envoyer en l’air avec Paul. Pour rappel, Paul, c’est le troisième, celui qu’était marié à la salope. C’est pas que c’était pas bien, même si j’ai connu mieux, mais enfin, il me laissait toujours un biffeton sur la commode en partant. Du genre pour me remercier de mes services. Une pute quoi ! Il m’appelait Gloria ma p’tite pute. Ah oui, je m’appelle Gloria, j’ai calculé, aujourd’hui j’ai à peu près 75 ans. J’les fais pas hein? Pute ça, je fais plus. J’ai jamais fait d’ailleurs, enfin, à part là, avec Paul, c’est la seule fois. Je suis pas fière, pouvez me croire. Alors, quand le premier il est mort, ça s’est bousculé au portillon. Mais à Paul, j’ai dit polop, parce que d’une, il l’était déjà, marié, et de deux il était chauffeur livreur. Et moi j’avais assez donné dans l’alcolo chauffard. Il picolait pas mal aussi celui-là. Alors j’ai dit oui au cousin de mon premier, l’instit’. Réglo l’instit’. Un peu vieux, un peu décrépi, mais réglo.
Ca sent pas la pisse ici au moins. Les gens ils s’installent pas. A part vous, j’veux dire.
C’est mon anniversaire ce soir, et vous avez compris, je me suis mariée trois fois. J’aime bien ça les mariages. On rigole bien. Celui avec l’instit’, c’était le moins drôle quand même. Un peu tristounes les vieilles cousines… Mais on a bien mangé, ça, y’a pas à dire ! Au début, je m’inquiétais, y’avait pas grand-chose à boire, mais en fait, on n’était pas beaucoup à picoler. Y’avait moi et puis y’avait Paul et sa femme. Je les avais invités ! C’est drôle non ? Elle est morte le lendemain la salope, au p’tit matin, toute bourrée, toute rouge. On m’a regardée bizarre. Du genre que j’aurais mis du poison dans son verre. C’est dingue quand même ! Il s’est retrouvé tout seul le Paul.
Z’avez l’air moins triste. Elles sont vraiment chouettes vos pompes.
Alors du coup, il s’est installé avec nous le Paul. Comprenez, il était en pleine déprime, alors pour passer le cap, il a pris la chambre du haut, sous les combles. Elle était chouette la baraque de l’instit’. A Chatou, 78. La campagne. Y’avait pleins de livres, une baignoire, une véranda même ! Vous vous imaginez ? Ca a duré quoi… cinq ans ? Et puis, tiens c’est marrant, c’était le soir de mon anniversaire aussi, l’instit’ il est mort. Combien vous faites en pointure ? Excusez-moi, mais vous devriez y mettre des fers à vos chaussures. Elles vous feront plus longtemps.
Et allez ! Un autre qui passe ! C’est l’heure de pointe. Méfiez-vous, vous allez être serrés.
Bon, quoi qu’il en soit, vu qu’il était plutôt limité question cul mon instit’, il était vieux, faut comprendre, avec Paul on se privait pas dans la chambre du haut sous les combles. Mais on n’y mettait plus autant le cœur vous savez. Ca nous faisait tout drôle de faire ça comme ça, tous seuls. Légalement pour ainsi dire. Je sais même pas pourquoi on s’est mariés. Mais bon, on l’a fait.
Je vais arrêter là, je crois. La suite c’est moins marrant, vous risquez de vous ennuyer ferme. Z’avez pas une pièce, ou un ticket resto ? Une clope ?
Qu’est-ce que vous faîtes ? Z’avez mal aux panards ?
Alors là, je sais pas quoi dire… Ca m’en bouche un coin ça. Que vous me donniez vos chaussures. C’est un sacré cadeau ça ! Ca me donne envie de chialer. Merci, allez pas attraper froid quand même.
très agréable à lire, on s’y croirait