Cela fait maintenant quatre matins que j’entends le soleil se lever. Il faut dire que mes yeux s’ouvrent alors que la nuit habite encore le ciel et que ni les oiseaux ni le coq ne songent à entamer leur chorale matinale. Je sais déjà que les habitudes se prennent vite dans les hôtels, et c’est presque sans y penser que je me dirige d’abord, à peine un pied posé sur l’épaisse moquette de la chambre, vers la kitchenette où machinalement je prépare un café. Pendant qu’il coule j’allume l’ordinateur, puis j’ouvre la porte fenêtre. Sur la terrasse la lune au centre de la nuit grossit, je place pour la quatrième fois mon pouce et mon index de façon à évaluer la progression de sa rondeur, comme s’il s’agissait d’une femme enceinte dont le terme arrive. Je pense que vendredi la lune devrait être pleine et blanche, et que moi, la terrienne, j’apparaîtrai minuscule devant sa majestueuse omniprésence. Depuis ma terrasse arrondie j’observe un moment cet astre nocturne qui enfle. Je mesure à quel point j’ai cette propension à m’approprier la nature, à m’attribuer ses transformations, à désirer me fondre en elle en n’importe quelle occasion, et particulièrement lorsque mon âme réclame de l’aide. J’ai ces croyances folles que les étoiles sont des guides, que la lumière n’est jamais réelle mais une projection des couleurs intérieures, j’ai foi en l’influence des saisons et en celle des marées.
En apparence une fois de plus ce matin tout est parfait. Le café termine de passer, le soleil débute son lent mais fulgurant réveil juste derrière la colline, l’ordinateur ronronne en m’attendant, et G dort dans la pièce à côté. Je suis certaine en écoutant sa respiration que ses rêves sont apaisés, certaine aussi que dans une heure ou deux il me les racontera qu’ils soient terribles ou exaltants, avec la juste honnêteté dont il fait toujours preuve. Je m’assois face à la mer, je pose la tasse à gauche de l’ordinateur, au moment même où le coq se met en tête qu’il est l’heure. Cigarette et café, devant ma page, devant l’océan, une heure ou deux, la lune pour moi seule, je ne veux partager ce moment avec personne.
Est-ce qu’Ivone dort ?
Quatre nuits déjà que G et moi sommes arrivés sur l’île, et à peine dix de plus depuis que nous savons que nous devons nous y rendre. J’ai étudié un peu son histoire, sa nature, ses habitants. Déjà j’ai pu constater qu’elle n’est pas cette île du bout du monde comme peuvent l’être la Tasmanie ou les îles finistériennes, morceaux de terre à peine attachés dont on doit inventer les horizons. Maui et les autres îlots hawaiiens sont au contraire des terres volcaniques qui surgies des profondeurs et de l’immensité de la mer créent une passerelle entre deux mondes: les Amériques et le Japon. Cela me plait assez d’y passer quelques jours, une semaine, et même cela est inespéré que je m’y trouve aujourd’hui. G m’avait dit qu’il devait s’y rendre prochainement, qu’il ne pouvait plus tarder, car certaines affaires réclamaient sa présence. Je savais qu’un collectionneur acharné et maniaque lui demandait depuis longtemps de venir le visiter.
A Paris, au cœur de la nuit, depuis le fond de notre lit, loin de la lune et de ses présages, le silence et les yeux de G ont imposé leur imparable invitation. Une semaine après notre avion s’est posé sur le tarmac de l’aéroport de Kahului au nord de l’île de Maui, Hawaii.
Je ne peux dire aujourd’hui encore si je connais cet homme, il y a un mois qu’il est entré dans ma vie, et un mois que je tente de prendre dans la sienne une place, quelle qu’elle soit. Mon inclination pour laisser aux âmes et aux corps leur entière et indépendante liberté d’accomplissement, pour inscrire les rencontres sous des signes obscurs et indéchiffrables, me font vivre ces nuits et ces jours avec lui sans ressentir aucune inquiétude. Au contraire, j’accueille chaque sourire et chacune des paroles de G comme s’ils étaient des cadeaux extraordinaires. Lorsque l’avion s’est posé à Kahului, que la chaleur épaisse a enfermé nos corps dans un nouveau vêtement parfaitement ajusté, lorsque la fatigue des 24h passées dans l’avion a donné à nos sourires une teinte enfantine, extatique, j’ai pensé pour la centième fois depuis un mois que j’aimais cet homme.
Est-ce qu’Ivone le sait ?
Le hall de l’hôtel Fairmont est à la mesure des croyances qu’ont certains hommes riches et confiants, à savoir que pour respirer correctement il leur est nécessaire d’évoluer dans des lieux aux dimensions extravagantes. Je soupçonne les américains d’avoir de telles prétentions, d’avoir besoin de lumières hautes et brillantes, de larges miroirs et de murs tapissés d’or pour mieux éclairer leur égocentrisme. Je m’amuse de mes appréciations et je me dis que même si elles s’avèrent fausses, j’ai au moins ceci de commun avec mes congénères : je peux faire preuve d’une mauvaise foi exemplaire. Dans le hall gigantesque, G et moi nous sommes avancés tels des princes, avec en ligne de mire le comptoir de la conciergerie. On nous y attendait, tout sourire, et bientôt des colliers de fleurs sont venus orner nos cous encore blancs. L’employée nous a remit un plan de l’hôtel que je regrette presque d’avoir jeté, tant il m’arrive encore au bout de quatre jours d’hésiter devant tel ou tel embranchement de couloir. Mais enfin, comme beaucoup, j’ai toujours aimé me perdre et cela donne lieu à tant de rires entre nous, que je préfère finalement les affres d’une mauvaise orientation et des retards systématiques, au grotesque d’avoir à ressembler à une touriste américaine. G m’a déjà dit que je fais preuve parfois d’une arrogance de jeune fille ou d’une prétention de parisienne. Piquée, je lui ai rétorqué que j’étais de son avis, et qu’avoir des a priori me permettait de me sentir effectivement toujours jeune.
L’hôtel comprend quatre piscines, six bars, trois restaurants, 1500 chambres, toutes luxueuses, un spa, une piste d’hélicoptère, la plage évidemment. Il est surnommé le Taj Mahal d’Hawaii, à cause de son étincelante blancheur et de son gigantisme indécent. Il est le paradis blanc de quantités d’américains pour qui le luxe n’a plus de mystères et ne recèle plus aucune surprise. Sur l’île, il est paraît-il l’endroit le plus couru et le plus cher, précisément parce que l’ensemble de ses employés s’ingénie à donner à ses clients l’occasion de s’émouvoir encore et que la plupart du temps, il y parvient.
Sur l’aile gauche, en contrebas du hall, s’étale un espace où des canapés en cuir brun attendent les nouveaux arrivants et leur promettent un moelleux et attendu accueil. Le premier soir, installés dans deux fauteuils club, Fabrice et Ivone nous attendaient. Lui était affalé, les pieds négligemment posés sur une table basse, vêtu d’un short blanc et d’une chemise à fleurs, il sirotait un cocktail. 50 ans peut-être, il était bel homme bien qu’avec un teint un peu cramoisi : sa peau de français devait avoir du mal à s’acclimater au soleil des tropiques. Elle, assise, plutôt posée à l’extrême bord du profond et large fauteuil, buvait du bout des lèvres un breuvage au ton bleu et argent. Ils se sont levés dans un bel ensemble, nous ont gratifiés d’une accolade appuyée et d’un aloha ! de bienvenue. Ivone dès cet instant s’est montrée parfaitement à l’aise, elle a prononcé ces trois syllabes en prenant soin d’aspirer le « h » de « aloha ». Nous avons été surpris G et moi de les rencontrer dès le premier soir alors qu’épuisés mais excités, nous nous étions promis qu’à peine un pied posé dans ce paradis, nous nous devions d’y imprimer notre souveraine présence et faire l’amour dans l’une ou l’autre des piscines. Nous avons bu pas moins de trois verres en leur compagnie. Fabrice, riche collectionneur, s’évertuait à paraître plus gentleman qu’il ne devait l’être, mais indéniablement l’argent et les habitudes américaines n’avaient pu juguler entièrement les traces d’une éducation moins noble. Sa compagne, dont j’ai mis longtemps à évaluer l’âge, faisait figure de dame patronnesse, elle parlait beaucoup, assez fort, avec un accent allemand appuyé. Quel drôle d’oiseau de nuit faisait-elle ! Alors que pas lavés, l’air un peu hagard, habillés trop chaudement pour la circonstance, nous débarquions à peine de notre hiver parisien, cette femme toute de rose vêtue, mules comprises, nous expliquait que nous n’avions qu’à inscrire sur le compte de notre chambre l’intégralité de nos « faux frais », et que l’on ne pouvait pas repartir de l’île sans en avoir fait le tour complet en hélicoptère. Elle me regardait avec dans l’œil un je-ne-sais-quoi de dédain. En revanche, lorsque ses yeux se posaient sur G, un voile troublé venait obscurcir son regard métallique, elle toussotait, ou plutôt, faisait mine de s’éclaircir la voix, qu’elle avait de toute façon fort grave. Ici je n’étais acceptée qu’en qualité de « femme de l’artiste », accueillie comme telle, traitée avec la même considération et les mêmes égards qu’une première dame encombrante, à savoir avec une curiosité amusée et l’obligation tout de même de m’adresser la parole.
J’ai sorti un paquet de cigarettes et je m’apprêtais à en allumer une quand Ivone a éclaté d’un rire caverneux et m’a attrapé le poignet. « Vous n’y pensez pas ma chérie ! Nous ne sommes pas à Paris ici ! Je vais vous montrer où il est permis de fumer… Attention, à allumer vos cigarettes n’importe où, vous allez vous attirer les foudres des millionnaires ! Et de leur femme surtout ! » Nous nous sommes levé toutes les deux, G également, et nous avons descendu les quelques marches qui menaient au jardin. Ivone s’est emparée du bras de mon compagnon, je suis restée quelques pas en arrière. J’avais envie de prendre mon temps et de regarder à loisir la piscine éclairée par le fond, les transats, les hauts palmiers, les petites maisons fermées à cette heure qui émaillaient les pelouses, les lanternes, les hauteurs du bâtiment qui paraissait recouvert d’une couche de nacre tant il brillait dans la nuit. Devant, G et Ivone marchaient. Pendue à son bras, elle avait tourné la tête vers lui. Elle était grande, mais malgré tout il était obligé de baisser les yeux pour la regarder. J’aimais sa démarche. J’aimais son allure. G. Ses longues jambes lui permettaient d’avancer vite alors qu’il n’avait pas besoin de faire beaucoup de pas, cela lui conférait une nonchalance délicieuse. Je l’ai vu passer son bras droit derrière son dos, la paume ouverte et les doigts écartés, il a fait avec sa main un mouvement pour la refermer. Il m’a attrapée, à l’intérieur de sa main, et ce signe à moi seule destiné a fait affleurer le désir. Nous sommes parvenus à l’espace dédié aux fumeurs, un banc en pierres encadré par deux pots en forme d’alambic. Nous avons allumé nos cigarettes.
Ivone se tenait droite, sa peau était d’une couleur étonnante, les pommettes saillantes, le visage émacié. Elle était debout face à moi, les jambes serrées, les pieds alignés, et son corps sec me rappelait ces morceaux de bois creux que je plantais enfant afin de figurer les soldats d’une armée imaginaire. Rien dans son visage ne bougeait, à peine entrouvrait-elle les lèvres pour fumer. Cette femme me faisait l’impression d’un fantôme, et si le vent ou la pluie s’étaient abattus sur elle, j’ai pensé qu’elle aurait aussitôt été balayée. Je me suis demandé si elle n’était pas héroïnomane. Rose squelette, fantasque apparition. Déjà lorsque je l’avais observée qui marchait devant moi, j’avais remarqué son allure rigide. Nous fumions, Ivone parlait, Ivone riait, mais ses yeux avaient un éclat froid. Son rire fusait, soudain, guttural et puissant comme sa voix, un rire qui ne lui appartenait pas. Son visage était particulier, peau dorée, dans les tons orangés, mais il était évident que sous cette couche presque brune de maquillage mêlée à une exposition abusive au soleil, se dissimulait un teint extrêmement pâle. Ivone aimait le soleil, son épiderme un peu moins, et c’est pourquoi à certains endroits ses joues et son front étaient parcourus de stries creusées et disgracieuses. Ses cheveux qui devaient être coupés assez courts étaient tirés en arrière, plaqués et blonds décolorés, ils semblaient souffrir autant que sa peau des méfaits de la lumière et des traitements chimiques répétés. Sa tenue rose achevait de parfaire une impression que j’aurais située à mi-chemin entre le mauvais goût et le ridicule. Robe au décolleté indécent, courte et marquée sous la poitrine par une ceinture fine et blanche, jambes nues et bronzées, ongles peints dans le même rose enfantin. Les seins d’Ivone semblaient bien faits, assez volumineux, délicatement accrochés sur son buste trop maigre, les seins d’Ivone donnaient du relief à une silhouette longiligne, presque masculine. Je l’ai observée qui fumait, j’ai écouté distraitement ses paroles qui de toute façon ne m’étaient pas destinées, je l’ai observée, et je n’ai pas su si j’éprouvais pour elle du dégoût, de l’amusement, ou si ne prédominait pas dans mon esprit la brusque envie de la gifler.
Ivone s’en doute-t-elle?
Devant l’ordinateur, je ne parviens pas à me concentrer malgré l’heure propice. Pourtant la journée de la veille a été marquée par un évènement extraordinaire qui aurait mérité à mon sens de longs moments de rêveries ininterrompus : hier j’ai plongé, je suis descendue jusqu’à vingt-cinq mètres.
Au lieu de cela je tapote nerveusement le filtre de ma cigarette sur le bureau, ma page reste blanche, le soleil est déjà au-dessus de la colline et commence à pointer le cratère de Molokoni, au loin, à demi ensablé.
Ivone ce premier soir a fini par allumer une cigarette, assise au bout du bout de son fauteuil, elle m’a regardée avec un sourire insistant, je ne savais pas s’il s’agissait d’une invitation de sa part à braver l’interdit, ou si au contraire elle me provoquait ostensiblement. Fabrice avait étalé sur la table basse un plan de l’île et maladroitement y traçait des cercles hasardeux, désignant à G, attentif, la main posée sous son menton, les merveilles de son île. Son index gauche était amarré à un endroit au bord de la mer, à l’extrême sud-est de l’île, leur maison d’après ce que j’ai compris, et la pointe de son crayon encerclait avec insistance d’autres lieux, des plages, des restaurants, des cascades. J’ai arrêté de l’écouter et je ne la regardais plus non plus. La fatigue avait gagné tout mon corps, les épaules détendues, les yeux à demi fermés, j’ai suivi distraitement les allées et venues du barman, hypnotisée par les couleurs vives qu’il parvenait à faire naître dans les grands verres décorés de fleurs d’alohé. J’ai entendu Ivone farfouiller dans son sac, un Gucci gigantesque, et l’odeur du tabac est venue chatouiller mes narines. Pourtant nous étions revenus de l’espace fumeur à peine dix minutes auparavant. Son regard braqué sur moi et ses yeux petits et gris ont signifié bien plus que de l’amusement ou de la rébellion, ils m’invitaient à une rencontre particulière, la nôtre. J’aurais mis ma main au feu que cette femme ce soir là, le premier, avait décidé que si je devais endosser un seul rôle dans son histoire, ce serait celui d’être son adversaire.
J’ai ri avec G en regagnant notre chambre, nous nous sommes perdus dans les couloirs, dans les alcôves à peine éclairées, en traversant des jardins, dans notre lit aux dimensions folles, dans nos bouches. Egarés tous les deux jusqu’au matin, quand le soleil nous a forcés à venir le saluer sur la terrasse et que nos impatiences ont enfin connu le repos.
Je ne suis pas un chien fou Ivone, je ne te suivrai pas dans tes furies, je ne suis pas un dingo et ma langue ne pend pas, je n’ai rien envie de te voler, ni ton paradis blanc surexposé, ni ton gentil mari. Je suis un chat, et je saurai t’amadouer. Hier j’ai apprivoisé une tortue, j’ai nagé avec deux requins, je les ai suivis dans les méandres des fonds sous-marins, dans leur univers multicolore, à mes oreilles résonnait le chant merveilleux des baleines, la magique incantation de leur voix, le son assourdi et profond traversait l’espace pour venir remplir celui de mon corps en apesanteur.
Est-ce qu’Ivone connait la plénitude ?
Le premier matin G a dû s’absenter deux heures, Fabrice lui avait demandé de venir chez lui, seul, afin qu’ils parlent tous les deux. Il voulait lui montrer sa collection secrète, sans doute acquise à force de tractations louches et d’argent invisible. G allait me raconter la route, la villa, la porte dérobée, le Picasso et la couleur des murs, les Miro et la salle de bain rose. J’ai bu un cocktail au bar de la piscine, un mélange blanc et mousseux, j’ai trinqué à la neige qui tombait sur Paris, le visage tourné vers le soleil. Le barman était un type très délicat, attentionné, il m’a interrogée en faisant attention à ne pas parler trop vite, il a articulé, il a souri. « Mon nom est Jack » m’a t-il dit. Autour de nous des familles et des couples, beaucoup de lunettes sombres et de grands chapeaux, le calme aussi, le bruit de l’eau. Je me suis assise sur un tabouret haut en céramique, les fesses dans la piscine, accoudée au bar. Il était dix heures du matin, je n’avais pas fermé l’œil de la nuit et je buvais ma deuxième pina colada de la journée. Jack a plaisanté, il trouvait drôle et inhabituel de servir de l’alcool de si bon matin, il m’a demandé si c’était une habitude française. Son regard a quitté le mien pour aller se perdre derrière mon épaule, je me suis retournée et j’ai vu Ivone qui marchait près de la piscine, droite et altière, lunettes de soleil sur le nez. Elle a choisi une chaise longue qu’elle a recouverte d’une serviette blanche, elle a ôté ses mules dorées et s’est allongée. Jack l’a regardée, il ne souriait plus, il ne me parlait plus. Moi non plus d’ailleurs, je considérais la tenue de cette femme, atterrée par la couleur orange de sa peau que l’imprimé léopard de son maillot assorti au paréo accentuait encore. J’ai demandé à Jack s’il la connaissait. « Oui bien sûr, c’est Ivone. » En revanche il ne put me dire son âge. Nous avons fait quelques pronostiques, peu flatteurs en ce qui me concernait, mais j’ai été surprise par ceux du barman, il lui donnait un âge plus avancé que je n’avais osé le faire. Ivone, langoureux félin roux alangui sur sa chaise, a levé une main et a fait un signe en direction du bar. Jack s’est excusé, du bout des lèvres, il m’a laissée. Il a posé près d’elle un grand verre de jus de fruits frais, puis penché il lui a dit quelques mots que je n’ai pu entendre mais qui l’ont fait sourire. Elle a tendu sa main droite pour caresser les fesses de l’homme, juste dans le creux, là où la cuisse nait, sa main a massé à plusieurs reprises et le mouvement est allé en s’élargissant, jusqu’à l’intérieur, jusqu’à presque toucher son sexe. Puis elle a arrêté, elle a souri encore une fois et Jack a rejoint le bar.
Ivone, je t’ai observée encore, intriguée, me pensant invisible, et de cette même main droite qui venait de flatter le cul du barman, tu t’es saisie de ton verre et tu l’as levé en me regardant, tu m’as souris à moi aussi, tu m’as invitée à venir te rejoindre. Ou alors m’as-tu simplement saluée, de loin. J’ai commandé un troisième verre et je suis descendue fumer une cigarette. Lorsque je suis revenue, G était assis à côté de toi.
L’après-midi, la soirée, la nuit qui ont suivi, nous avons roulé le long des routes escarpées de l’île, guettant les baleines au large, nous baignant partout, nous avons écouté John Coltrane, les cheveux et nos sens livrés à tous les vents. Nous nous sommes caressés au pied de la falaise, au bas des marches de l’église en bois du petit village, dans l’océan où les vagues se croisaient et nous emportaient dans leur courant contradictoires, sous l’arbre symphonique aux oiseaux multicolores. Et toute la journée du lendemain que j’ai voulue sans fin, nous avons marché dans les forêts d’eucalyptus, nous avons grimpé pendant des heures et sous un soleil de plomb, jusqu’à embrasser le paysage bleu et vert et d’un même regard les trois îles voisines. Essoufflés, enivrés, il n’était plus d’audible que nos respirations saccadées, le volcan pour seul maître au dessus, nous avons décidé d’aimer cette terre.
Bien sûr l’idée d’aller dîner chez Ivone et Fabrice ne m’enchantait pas particulièrement, Ivone avait presque disparu de la surface de mon esprit, mais de la surface seulement. G et moi l’avons à peine évoquée, à peine ai-je critiqué son comportement, son allure, sa vulgarité. Nul besoin de m’étendre sur son cas, même si intérieurement son visage m’apparaissait fréquemment, nulle envie qu’elle s’impose dans nos errances, dans les pensées de G. D’ailleurs, au volant, il a posé sa main sur ma cuisse, il était loin d’elle et j’ai eu la certitude absolue qu’il avait oublié jusqu’à son existence.
Est-ce qu’Ivone supporte l’indifférence?
Elle avait dû passer de longues heures à se préparer. Décolorer ses ongles, les repeindre, en véritable artiste cosmétique, elle avait étalé des couches de pigments sur son visage, sur ses bras, dans son décolleté large et profond, elle avait méché ses cheveux et ils encadraient son visage aux pommettes brillantes. Elle portait une robe noire, courte, des mules encore, noires également. Elle nous a accueillis, une cigarette au coin de ses lèvres rouges.
De cette soirée je ne veux plus me souvenir. Je veux juste garder en mémoire la maison, son salon noir et blanc, le piano à queue en son centre, bicolore, laqué de blanc sur la partie supérieure et de noir pour le reste, avec une flaque vinyle qui s’étalait sur le sol blanc. Effet volontaire, étrange falsification à la limite du bon goût, d’une nappe de pétrole qui prolongeait les pieds de l’instrument. Le tabouret blanc flottant dans ce noir liquide achevait de parfaire le décor incongru et presque ridicule de la pièce. Je ne veux plus penser aux silences et aux regards, aux exclamations forcées, aux rires indécents, à la main d’Ivone sans cesse accrochée à G, au mépris qu’elle n’a cessé de me vouer, à la façon qu’elle a eue d’aller s’asseoir sur le banc du piano. A la rigueur m’accorderai-je le souvenir halluciné de cette femme, mi créature cinématographique mi clown ridicule, assise là, ne jouant pas, posant simplement avec une étrange confiance, proche d’une rare prétention. Je n’ai pu empêcher mon rire de fuser, direct et maladroit. Ivone m’a jaugée froidement, comme toujours, et s’est levée. G et Fabrice debout près de la table l’ont regardée s’approcher d’eux, j’ai vu Fabrice s’écarter d’un imperceptible mouvement. Ivone alors, très doucement a passé une main sur la joue de G, Ivone alors, s’est saisie à pleine bouche des lèvres de G. Et son rire qui s’est répandu, insupportable.
« Cette femme est laide, elle me dégoûte. » ont été les seules paroles que j’ai prononcées le long du chemin du retour. J’ai pris le silence de G pour un acquiescement et n’ai pas eu envie de poursuivre plus. Deux raisons à cela, deux raisons qui ont dressé devant moi leur raisonnable logique : la première est que je connais par cœur les élans de mon cœur et qu’à m’acharner sur cette triste femme, je ne ferais qu’exacerber ma haine. Cela est vain. La seconde est qu’à aucun prix je ne souhaite altérer ma relation avec G. Certes je suis jalouse, certes Ivone met tout en œuvre pour gâcher mon séjour, mais je suis décidée à lutter pacifiquement, sans cris ni larmes, sans user de menaces ni de chantage.
Est-ce qu’Ivone a peur parfois ?
A l’aube du quatrième jour, alors que G ne va sans doute pas tarder à venir caresser ma nuque, à étirer ses longs membres sur la terrasse baignée par le soleil, je n’ai toujours pas écrit une ligne. La confusion embrouille mon esprit, je sens que la nuit a été intense et désordonnée et que même le plus beau des bleus, le plus lumineux des astres, ne pourraient soulever le voile terni qui recouvre ma journée. Hier j’ai plongé, j’ai frôlé des requins gris-clair qui louvoyaient entre les coraux, j’ai caressé une murène brune qui dormait, j’ai guetté la visite d’une raie manta en écoutant les baleines chanter au rythme des courants. Le voilier était magnifique, nous l’avons ancré dans la baie de Molokini, à quelques mètres seulement d’une pouponnière où les mamans allaitaient, abritées. J’avais prévu de plonger à deux reprises. Nous étions une petite dizaine à bord, seulement quatre plongeurs. Fabrice et Ivone nous ont salués, enthousiastes, et se sont installés à l’arrière. On nous a offert du café, des jus de fruit, des biscuits. Je n’ai pas pu résister à l’envie de la regarder, et j’ai trouvé que sa tenue du jour qui représente toujours une authentique curiosité, était un peu moins grotesque que les précédentes. Elle avait choisi le vert anis. Le maillot de bain, le paréo, les mules, verts comme ses yeux fardés. Fabrice buvait ses paroles et la dévorait des yeux. Incontestablement, il était très amoureux de cette femme. J’ai plongé une première fois environ trois-quarts d’heure, et je suis remontée par l’arrière du voilier. J’ai été accueillie par Fabrice et G, impatients d’entendre mon récit alors qu’Ivone fumait une cigarette. J’ai compris alors pourquoi elle avait préféré l’arrière : il était interdit de fumer à bord et cette fois-ci, Ivone ne voulait pas déroger à la règle. Elle s’était accroupie sur la dernière marche de l’escalier blanc, presque dans l’eau, et fumait ainsi dissimulée, en équilibre entre la mer et le bateau.
Je me suis débarrassée de mon matériel et très vite j’ai eu envie de fumer à mon tour. Je suis allée à l’endroit qu’Ivone avait déserté quelques minutes auparavant, et tout en allumant ma cigarette j’ai plongé mes yeux vers les fonds auxquels je venais de rendre une respectueuse visite. J’étais encore émue par les merveilles qu’il m’avait été permis d’entendre et de voir. Ivone est venue s’asseoir à côté de moi. Elle a commencé à me parler, sans doute plus pour éviter qu’un malaise ne s’installât que pour témoigner d’une véritable curiosité à mon égard. Je ne sais pourquoi, mais je lui ai offert une cigarette. Nous étions toutes les deux étroitement imbriquées dans le minuscule espace, si proches que mes paroles pour la première fois ont trouvé une voie sinueuse que mon esprit n’a pu éviter. Je l’ai interrogée sur son âge, sur sa vie, sur Fabrice. Elle m’a dit avoir 37 ans, être heureuse, riche, libre. Pendant toute notre conversation, elle n’a pas soupçonné pas que le chat tapi en moi se révélait enfin. Ivone s’est livrée, sa voix grave s’est adoucie, elle aimait parler d’elle, elle allait bientôt se trouver sans défense. J’aurais vaincu Ivone la lionne, je l’aurais domestiquée, j’aurais gagné sa confiance et enterré ma colère. Elle a voulu se lever, elle a glissé, et l’une de ses mules est tombée dans l’eau. Aussitôt j’ai plongé, sans réfléchir, et j’ai rattrapé sans grandes difficultés la chaussure. Elle m’a tendu une main que j’ai saisie pour m’aider à remonter. Nos visages se sont frôlés, de près ses yeux d’un gris presque blanc étincelaient, elle a ouvert la bouche et a introduit sans préambule, sans douceur, sa langue dans ma bouche. Je n’ai offert aucune résistance. Le baiser s’est prolongé, sa langue enroulée autour de la mienne aspirait, suçait, fouillait. Quand nous nous sommes séparées enfin, Ivone m’a regardée, a passé une main dans mes cheveux trempés, elle a souri. Elle a dit « Tu en rêvais depuis longtemps, n’est-ce pas petite fille ? »
Alors ? J’ai oscillé, j’ai tangué, j’aurais voulu plonger encore et encore, me fondre sur le dos d’une grosse baleine, j’aurais voulu ne jamais croiser le regard amusé de G, plus haut, sur le pont, j’aurais aimé, tellement, soulever le corps vert et orange de cette femme et le balancer à la mer, la regarder s’y noyer, assister au spectacle jouissif de la disparition de la laideur, de tout ce que j’abhorre. Et ce matin, alors que l’imagination a fui mon cerveau, G, réveillé, boit un café en face de moi. Je ne dis rien, il m’écoute. Il a jeté un œil sur le formidable vide de l’écran de l’ordinateur, il a esquissé une mou, il s’est assis. Il a tiré une cigarette du paquet, cherché des yeux le briquet. Je le lui ai tendu, je suis en colère. Il a aspiré une longue bouffée, passé une main sur son torse nu, il fume en silence et en me regardant. « Je vais prendre une douche. » Il se lève, se dirige vers la salle de bain, il revient, nonchalant, et il pose une main sur mon épaule, il dit : « Tu sais, Ivone, c’est un homme. » Et puis, il repart, toujours désinvolte, pour prendre sa douche.
FIN