marie dubosq

auteur

Poste par marie le 01 - sept - 2011

Panama

J’ai commencé par rêver, et c’est très étrange car dans mes rêves, la langue que je parlais chantait. La langue dominait les visages, les paysages, et même les corps. La langue que je chantais exaltait mes sens, et tout, dans les rêves que je faisais, me rappelait la jeunesse et l’enthousiasme d’antan.

J’ai continué, à d’autres moments j’ai élaboré des histoires dans lesquelles l’amour, l’aventure, le courage et les trahisons avaient les premiers rôles. Les hommes fumaient, les femmes dansaient, je dansais, et toujours je parlais espagnol. Je me cambrais, je visitais des lieux, frissonnante, curieuse, en escarpins rouge sang.

Alain, mon mari, n’était pas plus présent dans les scénarios que j’envisageais durant la journée qu’il ne l’était dans les latineries brûlantes qui peuplaient mon sommeil. Mais souvent, lorsque j’essuyais un verre ou que je reculais la voiture dans l’allée du garage, il apparaissait, tout sourire, tout heureux de caresser les fesses de sa femme ou de lui ouvrir la portière.

Cinquante-deux ans, au faîte de sa carrière, Alain s’enorgueillissait du bien-être qu’il avait si rapidement édifié. Il lézardait dans son canapé, il aimait bien manger, il aimait bien boire, il se grattait le ventre et souriait en permanence. Ingénieur dans l’aéronautique, il avait gravi les échelons en même temps qu’il repoussait la boucle de son ceinturon, jusqu’à ne plus en avoir besoin du tout. Le ménage n’était pas endetté, les fins de mois se succédaient et les années aussi. Il m’avait dit qu’il était le plus chanceux des hommes, qu’il se sentait comblé, qu’après tout ce temps il était encore amoureux. Je lui avais répondu, je me souviens, que moi aussi je l’aimais. Mais dans un monde parfait, je savais qu’au fond si j’aimais mon mari, j’aurais préféré qu’il fut un peu moins débonnaire, un peu plus voyageur, moins téléphage, et surtout plus grand. Je le dépassais de treize centimètres, ce qui n’est pas rien.

En somme, j’aurais préféré qu’il reste à peu près tel qu’il était mais que néanmoins, il soit un peu différent. Je ne suis pas idiote, je sais aussi que c’est peut-être moi en fait que je souhaitais différente.

Alain palliait l’ennui de certains dimanches après-midi en regardant les grands prix de formule 1 à la télévision. De mon côté, je rangeais la cuisine ou je chassais les mauvaises herbes du jardin, je rêvais à ce pays lointain et exotique, au nom parfait qu’on lui avait donné, à la fois brutal et évocateur dans ses sonorités.

Je pensais au Panama.

Pourquoi le Panama ?

Je m’interrogeais, j’étais dubitative, je ne savais pas trop quoi répondre. Peut-être un documentaire vu il y a longtemps, peut-être le couvre-chef que portait cet homme, dans la boutique de Jeanne un jour d’août dernier, peut-être la beauté de cet homme, et la teinte blanc cassé de son chapeau, la langue qu’il parlait, l’espagnol. Et puis après tout, peu importait l’origine de cette manie, elle embellissait ma vie. Je rêvais du Panama, j’attendais que quelqu’un arrive qui me dise : « Viens, je t’y emmène. Tout de suite, je t’y emmène.»

Alain tenait absolument à appeler notre fille cinq fois par semaine, tous les soirs sauf les weekend, et presque toujours c’est moi qui composais le numéro. Il me disait : « Chou, on appelle Nina ? » Je disais « oui », mais voyant qu’il ne se décidait pas et qu’il attendait, j’allais chercher le combiné. Au début je pensais que c’était par timidité qu’il n’osait pas téléphoner lui-même, parce qu’il avait peur de se montrer trop intrusif dans la vie de sa grande fille. Peut-être était-il conscient que sa volonté systématique de se tenir informer de ses faits et gestes n’était pas très saine, un peu louche, presque obsessionnelle. Au début je trouvais ça mignon, un papa qui adore sa fille, c’est attendrissant.

Mais plus tard, bien plus tard, j’ai compris.

En tout cas au bout d’un certain temps cette habitude s’est muée en véritable calvaire. Non seulement pour Nina, et cela on le comprendra aisément, mais aussi pour moi qui n’en pouvais plus de poser les mêmes questions jour après jour, et d’entendre les mêmes réponses soir après soir. Pire, je ne supportais plus ma fille. Elle finissait par me paraître inintéressante, étrangère, et surtout ingrate. Lorsqu’elle décrochait, au lieu de dire « Allo ! », elle lançait un « Salut… » ennuyé doublé d’un soupir exaspéré. Alain continuait à me demander dès le lundi : « Chou, on appelle Nina ? » avec son air tendre et un peu coupable, avec son air de se croire irrésistible. Et j’avais toujours ce frémissement affectueux, et je m’emparais toujours du téléphone.

Un jour que Jeanne allait à Bruxelles pour y glaner des nouveautés à vendre dans son magasin, des accessoires en vogue, des broches et des gants, j’eus l’idée de la charger de me ramener un chapeau, un vrai panama, je voulais l’offrir à mon mari. Elle en trouva un dans une boutique du centre, elle prit soin de m’appeler car ce chapeau coûtait très cher. Elle me le décrit avec patience et minutie, et j’eus même droit de m’entretenir avec le responsable de la chapellerie pour qu’il m’en vante toutes les caractéristiques. Je donnai mon feu vert à Jeanne pour qu’elle l’achète. Ce panama allait très bien à Alain, je tapai des mains le soir où il le posa sur sa tête. Avec sa barbe et ses yeux bleus, son visage rond, pour une fois je ne le regardais plus en pensant qu’il ressemblait de plus en plus à son père, mais je l’imaginais une plume à la main, frère jumeau d’Hemingway, ou mieux encore, comme le propriétaire d’une ferme perdue dans une pampa sud-américaine. Il me dit : « C’est très joli Chou, merci beaucoup ! Mais pas facile d’aller au boulot avec un tel chapeau ! Je le mettrai pour les grandes occasions. » Il m’embrassa en appuyant fermement sa bouche,il frotta sa joue contre ma tempe.

Les grandes occasions malgré tout se comptaient sur les doigts de la main, c’est sans doute pour cette raison que je continuais d’aimer Noël. Mais Noël était en hiver et il aurait été incongru d’arborer un chapeau aux couleurs si estivales. Aussi je ne revis pas le panama avant un certain nombre de mois. J’étais sûre qu’Alain en avait même oublié l’existence.

Nous continuions de vivre dans la même maison, un là et l’autre souvent ailleurs.

Le soir, entre vingt-trois heures et vingt-trois heures trente, mon mari se levait du canapé, disait « Humm, je suis crevé moi ! Je monte Chou. » Il tapait avec vigueur, encore et pour mieux annoncer, le coussin sur lequel sa tête avait reposé. Il se penchait vers moi, me donnait une bise sur le front et grimpait les dix-sept marches qui menaient à l’étage. Parfois je lui emboîtais le pas, quand les picotements entre mes jambes étaient devenus gênants ou que la vague de chaleur m’avait dispensé trop d’électricité durant la journée. Alain me faisait un clin d’œil, il m’invitait à le précéder dans les escaliers. Une fois parvenus sur le palier je sursautais toujours lorsqu’il me donnait une tape énergique sur la fesse. Mon mari me faisait l’amour avec beaucoup de bonheur je crois, et j’avoue, j’aimais souvent qu’il me fît l’amour. Mais à chaque fois quoi qu’il advint, que je m’allonge avant ou après lui, qu’il montre des velléités ou non pour que nous ayons une relation sexuelle, le corps à l’horizontal et un grand sourire plaqué sur son visage serein, il disait :

« C’est vraiment, c’est vraiment le meilleur moment de la journée ! » Et son soupir d’aise emplissait la chambre. Je ne manquais pas de lui coller à mon tour un baiser sur le front.

Il y a eu ce week-end où il me sembla que mon regard sur mon mari allait prendre une autre tournure, qu’enfin peut-être, toutes ces années sans histoires allaient être récompensées. Un week-end où nous sommes allés à Namur. Le printemps, la promesse du plaisir de flâner en regardant les vitrines, celle d’un bon déjeuner, de voir des visages plus urbains, inconnus, m’avaient sans doute insufflée une certaine grâce à laquelle Alain n’était pas insensible. J’avais mis mes talons, une jupe mi longue que je faisais voler non sans plaisir, souvent, et j’avais fredonné Night in white satin en me douchant. J’étais encore à l’étage, j’ai entendu la porte d’entrée qui s’ouvrait, signe qu’Alain était prêt et qu’il m’attendait. Il a crié « Chou, c’est quand tu veux ! Je t’attends dehors ! » Et lorsque je l’ai rejoint, il était appuyé sur la portière de la voiture les jambes croisées, il a soulevé le panama beige clair que je lui avais offert et qu’il avait dû ressortir du placard de l’entrée. Je n’ai rien dit, mais je me souviens qu’une onde de joie m’a traversée.

Nous sommes allés boire une citronnade à l’ombre des arbres de la rue Bord de l’eau, il m’a parlé de notre fille Nina. Il avait posé son bras sur mon épaule, nous étions côte à côte, et très gentiment il a tourné son visage vers le mien. Son panama surplombait toujours avec élégance son crâne lisse.

« Tu sais Chou, peut-être qu’il faudrait que nous arrêtions de téléphoner à Nina comme ça tous les soirs. Peut-être que ce n’est pas une très bonne habitude. Qu’en penses-tu ? »

Comme je ne répondais rien, il a ajouté :

« Il est peut-être temps de couper le cordon, tu ne crois pas ? »

Je l’ai gratifié d’un sourire immense et j’ai dit :

« Oui mon chéri, c’est une bonne idée. »

Nous avons marché dans les rues, longé le quai Ferdinand Courtois, nous sommes montés par la rue du Marché, et en toute fin d’après-midi, nous nous sommes offerts une pâtisserie à « La Maison des Desserts ». J’ai gardé longtemps un souvenir émoustillant de cette journée, je repensais au baiser qu’Alain m’avait donné alors que nous traversions les jardins d’Harscamp, du moment où il s’est arrêté et où il a regardé la vitrine de cette agence de voyage qui proposait des séjours « all inclusive » dans des pays lointains, en Afrique, en Asie, en Amérique.

Mais c’est dans la voiture, entre Andenne et Couthuin qu’il m’a à nouveau interpellée :

« J’espère que tu ne t’ennuies pas trop Chou. Je veux dire, j’espère que ta vie te convient et que tu es heureuse. »

Dans le lit ce soir-là, au moment d’étendre son corps robuste mais fatigué, Alain n’a pas dit que c’était là le meilleur moment de la journée, il n’a rien dit. J’allais m’endormir, mais juste avant que mon esprit n’entamât son voyage nocturne, j’ai pensé que finalement les choses changeaient, et que mieux encore, les hommes aussi.

Et puis le dimanche, paisible et ensoleillé, moi dans le jardin abritée derrière la haie que nous avions plantée une dizaine d’années auparavant et qui avait suffisamment grandi pour qu’elle me servît de paravent naturel, j’esquissais des dialogues et des pas de danses, je commandais des cocktails et m’enivrais en riant. Alain, je ne sais où dans la maison, et la maison je ne sais où sur un autre continent, et cet autre continent presque aussi loin que la lune, car c’est de chaleur dont je rêvais, de chaleur et de transpirations, Alain, à ce moment, n’existait plus. Mais l’instant d’après… J’ai vu approcher au-dessus des feuillages un chapeau qui marchait tout seul, un beau panama beige clair bordé de brun qui avançait vers ma cachette, vers moi, et je me suis dit qu’un homme au sang chaud venait me rejoindre, enfin. Deux billets brandis, de train ou d’avion,le chapeau souriait, il a prononcé quelques mots – car quoi qu’on en dise, les histoires que l’on s’invente n’appartiennent qu’à nous – le chapeau s’est mis à parler :

« Chou, a t-il dit, je t’emmène. Demain, je t’emmène. »

Par la suite, plus j’y ai pensé et mieux mon incompréhension s’est ancrée.

Comment cela a t-il pu se produire ?

Je revois très bien la scène dans le jardin où Alain a placé un index sur ses lèvres :« Demain départ à 11h30 Chou, et je t’interdis de me poser une seule question ! » Je me souviens de la fièvre qui m’a saisie et de mon empressement à faire mon sac de voyage, de ma nuit sans sommeil, et puis, et puis, plus rien. Je ne me souviens plus de rien.

Alors, comment cela a t-il pu se produire ?

Que je ne lise aucune des indications, aucun des panneaux qui ont ponctué notre chemin jusqu’à l’aéroport, je peux encore l’admettre. Que je me laisse emmener aveuglément sans m’interroger une seconde était même logique, car mon impatience et la joie m’irradiaient. Mais qu’une fois dans l’avion je n’entende ni la voix du commandant de bord ni celle de l’hôtesse qui nous indiquait la feuille de route, que je perde toute notion du temps reste une énigme. Peut-être ai-je été droguée, peut-être qu’une substance toxique m’a momentanément obscurci l’esprit ?

Après l’atterrissage nous avons emprunté les escaliers mécaniques de l’aérogare, nous attendions nos bagages, Alain s’est tourné vers moi, il a dit :

« Bienvenue à Paname Chou ! »

Dans mon cerveau une connexion s’est enfin établie.

Panama. Paname. Paris.

D’abord, il y a eu la surprise, un étonnement sans nom, et j’ai fini par éclater de rire. Un peu plus tard en descendant du taxi qui nous avait déposés rue Crozatier, je suis restée bouche bée. La voie n’était pas très passante, assez large cependant, nous venions de longer un grand bâtiment en pierre de taille, le chauffeur nous apprit qu’il s’agissait de l’hôpital Saint Antoine. L’hôtel en angle n’était pas très haut, deux étages, et sur le toit, visible depuis la rue, on distinguait une terrasse luxuriante.Verticale, qui courait sur l’arête de la façade, une enseigne rouge et noire affichait « Paname hôtel ». Le pompon.

Alain prenait mon silence et mon air hébété pour un signe d’indicible bonheur, pour quelque chose que je ne devais pas parvenir à exprimer, qui s’apparentait à une suffocation due à l’émotion. J’étais certaine qu’il pensait ça.

Nous sommes montés, escortés par un garçon en habits de groom, sobre et tiré à quatre épingles, qui montrait cependant une désinvolture malvenue qui déplut à Alain. Au moment de nous laisser, sur le seuil de la porte, l’employé tendit une main impatiente dans l’attente d’un pourboire. Alain siffla entre ses dents une saignante injonction. « Laissez-nous maintenant. Merci. » J’avoue que je ne lui avais pas souvent vu ce genre de réaction et qu’une nouvelle fois, je fus surprise.

Je m’effondrai sur le lit, des larmes tombèrent sur la couverture jaune. J’entendis mon mari, il me caressait les cheveux et sa voix était très douce.

« C’est l’émotion Chou, et la fatigue aussi. »

La tête commença à me tourner alors que je me redressai, la moquette rayée m’assaillit de ses couleurs vives, je crus voir jaillir de tous ces poils verts et rouges des bestioles à mille pattes qui n’en voulaient qu’à moi. Je posai mes mains à plat sur mon visage et je décidai de fermer les yeux. Je crois que c’est à cet instant précis que je tombai malade.

L’après-midi était bien avancé, aussi mon mari me demanda de me préparer à sortir dîner. J’avais déjà été prise de nausées en quittant l’hôtel et c’est au restaurant que la fièvre me gagna. Je voyais bien qu’Alain me regardait, qu’il inspectait les perles de sueur sur mon front, je me sentais cramoisie, mon Dieu que j’avais chaud, je voyais bien qu’Alain s’en amusait alors qu’il aurait dû s’inquiéter, qu’il commandait du vin, qu’il le versait dans mon verre et qu’il me le tendait avec un regard insistant. Il parlait, il parlait, et sa voix bourdonnante perçait ma fébrilité grandissante :

« Chou… Paris… un rêve… suis heureux… Champs-Elysées… magasins… »

Devant moi – un os à moelle et une assiette de frites en réalité – le spectacle était hallucinant : les aliments se transformaient en monstruosités mouvantes échouées sur un radeau à la dérive. Mon mari ne ressemblait plus à mon mari : sa silhouette s’éloignait, se rapprochait et grossissait dangereusement. Il mutait en bête sauvage insaisissable, sourire déformé, dents pointues et yeux rougis, et cette créature terrifiante ne cessait pas d’ouvrir la bouche.

« Le Panama… Je sais… Mais Paris quand même… tellement mieux… »

Je m’évanouis.

C’est dans une chambre d’hôtel où tout, des coussins jusqu’aux tableaux accrochés aux murs était teinté de couleurs franches et agressives, que je m’éveillai. Je constatai que le jaune prédominait. L’horloge à droite sur le chevet me donna deux informations : l’heure tout d’abord, il était 11h15, et le nom du lieu où je me trouvais, il était gravé au centre du cadran.

« Paname Hôtel. Paris. »

Aussitôt me revinrent à l’esprit, l’arrivée ici, la déception, le froid, la migraine et le malaise au restaurant. J’avais encore mal au crâne, c’était même effroyable comme j’avais mal au crâne. Je sentais aussi que la fièvre ne m’avait pas quittée. J’émis un son, le seul qui me vienne, rauque et plaintif, je dis :

« Alain ? »

Une deuxième fois je le répétai, mais malgré mon agitation, ma conviction était faite : mon mari n’était pas avec moi dans cette chambre. Je sombrai à nouveau dans un sommeil noir alors que le rouge des rideaux m’entraînait dans une rivière de sang. J’ignore combien de temps je somnolai ainsi, mais quand j’ouvris à nouveau les yeux, c’est la brûlure jaune vif de la nappe et du couvre-lit qui m’obligea à les refermer. A un moment la porte s’ouvrit et je reconnus le pas lourd de mon mari qui progressait sur l’épais parterre d’herbes folles. Il s’assit sur le bord de ma falaise.

« Bonsoir Chou ! dit-il. Comment te sens-tu ? J’ai demandé à ce qu’on ne te dérange pas de la journée. Tu ne m’as pas l’air très vaillante ! »

Il posa sa main sur mon front.

« Humm… Tu as encore beaucoup de température, c’est certain… Ne t’inquiète pas, j’ai acheté des médicaments. »

Il mélangea des produits poudreux et vaguement blancs avec autre chose, il tourna sa mixture et me la tendit. Je dis :

« Muchas gracias querido. » Cela le fit sourire.

A demie assise, je remarquai la dizaine de sacs et de paquets près de la fenêtre. Alain haussa les épaules et se gratta la barbe, il ressemblait à un petit garçon.

« J’ai fait quelques emplettes. Ohlala, toutes ces boutiques… »

Je déchiffrai des mots, des lettres que je connaissais et qui évoquaient l’argent et le luxe : YSL, CD… Mais ma vue se brouillait. Je buvais par petites lampées, comme revenue d’une longue errance dans un désert lointain.

« Je crois qu’il serait plus sage que tu restes couchée ce soir Chou. Je vais descendre dîner, je te ramènerai quelque chose de léger. »

Il avait son air tendre et un peu coupable, son air de se croire irrésistible. Et j’eus ce frémissement, mais cette fois-ci, il n’avait rien d’affectueux.

Alain dût revenir fort tard de son escapade, car lorsque je regardai l’heure, il n’était pas rentré et le réveil indiquait 1h38.

Toujours ce fichu jaune, comme un soleil persistant, qui grignotait ma rétine et m’obligeait à garder les yeux baissés. Même quand j’allais à la salle de bain, je tâtonnais le long des parois, je devais laisser la lumière éteinte et les rideaux tirés. J’avais tant dormi ces dernières trente-six heures que le sommeil me fuyait. En revanche, je tremblais de la tête aux pieds et chaque effort me valait un étourdissement. Je chancelais et je me raccrochais à n’importe quelle anfractuosité. Parfois je me tenais accroupie dans un coin, les fesses sur les talons. Quand j’avais trop froid je traînais avec moi la couverture jaune. Je changeais régulièrement de place, j’avais peur des bêtes, qu’elles me grimpent dessus et sucent mon oxygène. Ma meilleure cachette je la trouvai dans le fond, une petite cavité assez spacieuse toutefois pour que je m’y tienne la tête enfouie dans les genoux. Je pus m’y reposer quelques heures.

A mon réveil, je vis que ce que j’avais pris pour une grotte était en fait la table d’où pendait la nappe jaune. Mes pieds étaient appuyés sur le barreau d’une chaise. Je me dis que vite je devais profiter de ce sursaut de lucidité, vite avant que la fièvre ne m’enlève tout à fait, avant que je ne sombre définitivement. Mes jambes ne me portaient pas et je trébuchai sur quelque chose. La poignée de la fenêtre se rapprocha à une vitesse démentielle de mon œil. La douleur me fit crier, je ne reconnus pas ma voix. Du sang gicla sur les sacs qu’Alain avait posés là. J’en saisis un au hasard, je le déchirai violemment, et un tissu gris foncé finement rayé de blanc, satiné, apparut. Je froissai avec rage le costume d’homme flambant neuf, je le réduisis en lambeaux, avec mes mains, avec mes dents. Dans un autre je trouvai des chemises avec lesquelles j’essuyai mon visage dégoulinant de sang. J’utilisai la ceinture à la boucle rutilante pour fouetter le lit, la table, tout ce qui pouvait s’abattre. Je lançai les chaussures contre les murs, les cadres s’effondrèrent et du verre se brisa. Un à un j’éventrai les sacs aux noms de marques de luxe, je riais, le sang continuait de couler de mon arcade sourcilière comme d’une source intarissable.

Un peu plus tard, je constatai que dans cette pièce un combat sans pitié devait avoir eu lieu. La chambre, après la bataille, ne ressemblait plus du tout à une chambre d’hôtel, la chambre était devenue une jungle impraticable où la nature avait repris le pouvoir. Je composai le numéro de téléphone de Nina. Le bip du répondeur me transperça le tympan. Je dis, et ma voix était encore calme :

« Nina, c’est maman. Ton père m’a abandonnée. Il m’a amenée ici, il m’a enfermée dans cette pièce. Il me donne des médicaments et puis il s’en va. Je ne sais pas où il est. Je n’ai rien à manger, il fait noir. Nina, je t’en supplie viens me sauver – maintenant les sanglots m’étranglaient – je t’en supplie, viens me sauver Nina. Je ne reconnais plus ton père. Je ne sais pas où je suis. »

Je répétai :

« Nina, je t’en supplie, viens me sauver. »

Je raccrochai.

Ensuite, je crois que je dormis encore. C’est la porte qui s’ouvrait qui me tira d’un rêve sans contours. J’étais en nage.

Alain me souleva et m’allongea sur le lit. Il était debout devant moi, il fit un tour complet sur lui-même afin de mieux voir. Avec son gros ventre, sa barbe et son panama sur la tête, avec la colère dans ses yeux et sa main droite dressée comme pour me frapper, il ressemblait à un bandit terrible sans douceur ni état d’âme, ou à un dompteur de crocodiles autoritaire et impitoyable. Il éructa :

« Tu es devenue folle Sylvie ! Tu as fait n’importe quoi ! »

Je me recroquevillai et tentai de disparaître.

« Tu gâches mon séjour ! ajouta t-il. Tu gâches mon séjour ! »

Sa tête bougeait à peine, seules ses lèvres étaient mobiles.

« Ah ! Tu rêves d’aller au Panama, et moi à défaut, je t’emmène à Paris ! La plus belle ville du monde ! Et tu ne trouves rien de mieux à faire que de tomber malade ! Tu… Tu… »

Il grondait.

« Tu es folle ! Folle à lier ! Tu téléphones à Nina et tu lui racontes n’importe quoi ! Elle est morte d’inquiétude maintenant ! »

Il soufflait, il manquait d’air, sa force diminuait peut-être. Il s’assit près de moi. Je relevai mes jambes pour éviter qu’il ne me touche.

Il continua, son ton s’était adouci, un peu :

« Je vais devoir faire venir le médecin Chou. »

Je pris un oreiller et j’en mordillai un coin. Il sortit son téléphone de sa poche.

« Mais avant, tu dois parler à Nina. Il faut que tu la rassures Chou. »

Je ne bougeai pas. Comme il approchait l’appareil de mon oreille, je serrai les dents.

« Maman ? Maman ? entendis-je. Que se passe t-il ? Qu’est-ce qui te prend maman ? Papa m’a dit que tu étais malade… »

Aucun mot ne sortait de ma bouche.

« Maman ? Pourquoi as-tu arrêté de me téléphoner tous les soirs ? Parle moi maman, s’il te plait, parle moi ! »

Et parce que c’était ma fille, parce qu’elle était loin et qu’elle en pouvait pas comprendre, parce qu’elle ne pouvait voir le visage de son père, son air menaçant, son œil qui tremblait et ses mains comme des battoirs, je décidai de lui épargner l’horreur qui se tramait dans cette pièce et je dis :

« Querida, querida, ne t’inquiète pas, tout va bien. »

Je tournai la tête vers le mur, les larmes et le sang se mêlaient, j’avais envie de silence.

La voix d’Alain, encore plus douce, encore plus inquiétante :

« Chou, j’appelle l’ambulance maintenant, d’accord ? »

Soudain je me mis à hurler, à hurler si fort que de l’autre côté, dans un autre monde, une autre voix, grave et sentencieuse, celle d’un autre homme, s’éleva :

« Mais enfermez-la bordel ! Enfermez cette folle ! »

Pour la deuxième fois en deux jours, je m’évanouis.

FIN

Categories: histoires courtes